4-1872 : Des ouvrières à domicile font grève
Autrice : Anna Bellavitis
En 1876, la dispersion de la main d’œuvre fit dire à l’économiste catholique Giuseppe Toniolo que les relations entre ouvrières et patrons étaient « incertaines et hostiles », « déprim[ai]ent le caractère de générations entières et tu[ai]ent les industries ». La défense du travail et du salaire s’exprimait par « des fraudes sur la matière première, la rupture des contrats et le passage à d’autres commanditaires », ce que Toniolo déplorait était donc l’impossibilité d’une organisation ouvrière.
Et pourtant, même les ouvrières à domicile furent en mesure de se mobiliser pour défendre leurs droits, au moins dans deux occasions, en 1872 et en 1904.
La crise des conterie des années 1870 se situe dans les années difficiles qui suivirent l'annexion de Venise à l'État italien, dans une phase d'accentuation de la pression économique sur les classes ouvrières. Elle intervient parallèlement au processus de mécanisation en cours et en fit apparaître toutes les implications négatives pour la main-d'œuvre. Comme l'écrivit le préfet de Murano :
L’industrie des conterie s'est développée récemment grâce aux nouveaux procédés techniques adoptés, mais le commerce est totalement ruiné, en raison de l'apparition de nouvelles usines et de la concurrence entre les fabricants et les commerçants. Si donc le montant des salaires payés aux ouvriers de ces fabriques correspond aux conditions ruineuses de l'industrie, il ne correspond certainement pas au travail et aux besoins familiaux des ouvriers, qui ont été dans le passé plus justement rémunérés[1].
Les bas salaires dans les usines (environ 1,75 lires par jour pour les ouvriers et la moitié pour les ouvrières) signifiaient des salaires très bas et très peu de travail pour les enfileuses de perles.
Comme dans les principaux centres industriels du pays, une série de grèves débuta à Venise au cours de l'été 1872. Le 14 août, 125 travailleurs des perles a lume signèrent une pétition adressée au maire de Venise pour demander une augmentation de salaire, « mais ici », écrivit le chef de la Police :
Les difficultés seraient beaucoup plus grandes que pour les autres catégories d'artisans, car ces travailleurs n'appartiennent à aucune usine et n'ont donc pas de patrons fixes pour réclamer une négociation [...] et comme le travail n'est pas payé à un prix fixe mais en fonction de la finesse et de la quantité du travail, il sera très difficile d'obtenir l'amélioration souhaitée[2].
Une semaine plus tard, deux pétitions furent remises aux maires de Murano et de Venise par les enfileuses de perles de Murano et de Castello (La Voce di Murano, 15 septembre 1872).
Les pétitions n’obtinrent aucun résultat et, le 2 septembre, la colère explosa à Castello, dans l'atelier Artico, où travaillait une quarantaine d'ouvrières, en grande partie des jeunes filles de dix ans ou un peu plus. Les descriptions de la dynamique de la grève données par les autorités étaient contradictoires. Dans le rapport envoyé par la police au ministre Lanza, les origines sont à chercher dans les relations arriérées à l'intérieur de la catégorie et en particulier des ouvrières avec les intermédiaires, les mistre.
Un certain Artico Marco, fabricant de conterie, avait récemment ouvert une usine où il employait plus de 40 femmes pour l'enfilage des perles. D'après ce que l'on m'a assuré, Artico lui-même, acceptant finalement l’accord proposé par une certaine Poli, appelée Menci, lui céda une partie du travail d'enfilage de son usine. Le 2 au matin, quarante ouvrières, ignorant l'accord entre Artico et Poli, se présentèrent à l'usine pour commencer leur travail habituel, mais en entendant parler de l’accord et peut-être d'humeur prédisposée à la turbulence, s'abandonnèrent immédiatement à des cris, puis descendirent sur la voie publique jusqu'à la maison de Poli pour la forcer à se retirer du contrat établi, supposant que cela réduirait le travail d’enfilage et donc leurs gains, et craignant aussi que leur sort ne soit à la merci de ladite Poli[1].
En revanche, selon le rapport des gendarmes, la manifestation organisée avait pour objet des revendications salariales :
Dans le but d’obtenir du patron une augmentation du salaire journalier, le 2 du mois courant, à 7h30 du matin, environ cinquante femmes travaillant à enfiler les perles se sont réunies sur la Via Garibaldi, dans le sestiere de Castello, à Venise, et se sont dirigées vers l’usine de conterie sur la Via Garibaldi d’un certain Artico Marco [...], à voix haute elles ont demandé aux travailleurs de l’usine de quitter le travail, ce qu’ils ont immédiatement fait. Elles se sont ensuite dirigées dans la Calle Secco Marina, où habitent la plupart des maîtresses (mistre) qui enseignent à enfiler les perles, et ont exigé que toutes les élèves soient mises en liberté. Des cailloux furent jetés contre les fenêtres des maîtresses qui s’y opposaient, mais sans provoquer de dégâts[2].
Les deux récits diffèrent : le premier fait état d’une manifestation spontanée, provoquée par une situation contingente ; le deuxième attribue à ces femmes un rôle d’avant-garde et la capacité de mobiliser les ouvriers de la manufacture. Quoi qu’il en soit, la manifestation grossit au fur et à mesure que les femmes – jusqu’à une centaine - parcouraient les rues, selon les témoignages. Il est certain que la Police fut prise de court, et seulement huit femmes furent arrêtées. Un procès s’ensuivit et quatre d’entre elles écopèrent d’un à trois mois de prison.
Cette violente sortie publique des enfileuses de perles fut sans équivalent dans l'industrie verrière de l'époque. Nous ne savons pas quel rôle y joua l'Internationale socialiste, mais la vague de grèves fut précédée par une série d'assemblées dirigées par des internationalistes, auxquelles avaient participé en premier lieu les artisans, les ouvriers du bâtiment et les boulangers. Le mouvement ouvrier vénitien reflétait la structure professionnelle de la ville. Dans ce contexte, il y avait aussi de la place pour la protestation des enfileuses de perles, qui n'étaient pas encore complètement marginalisées par la polarisation entre grande industrie et travail à domicile. La mobilisation naquit, à cette époque et dans ce contexte, du bouche à oreille. Comme la plupart des premières grèves, celle-ci éclata sans prévenir et rassembla les manifestantes dans la rue, allant dans les ateliers et les maisons pour faire sortir les ouvrières. La communication s'établit de manière directe, presque physique, comme dans les émeutes frumentaires menées par les femmes qui jalonnent l'histoire des villes à l'époque moderne.
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