3- L’entre-deux-guerres et le fascisme

Autrice : Anna Bellavitis

Les conditions exceptionnelles créées par la guerre et la mode, qui avaient permis des augmentations salariales, s'interrompirent brusquement dans les années 1920. Les causes en étaient toujours les mêmes : réorganisation de la concurrence internationale, émergence de nouvelles industries locales dans la période d'expansion, changements de la mode. Cependant, le commerce des conterie commença également à être affecté par des changements plus radicaux, tels que « le développement rapide de la civilisation dans les pays d'Afrique et d'Asie, avec pour conséquence l'évolution fatale des goûts des indigènes, même en ce qui concerne leurs ornements traditionnels »[1].

 

[1] Archives de la Société Vénitienne des Conterie (dorénavant ASVC), A, XVI, 21, 31 janvier 1934.

Image 1 : Le portail de l’ancienne usine des conterie et cristallerie à Murano, années 1930 : on y voit un homme qui souffle le verre et une femme tenant d’une main les aiguilles en éventail et, de l’autre, les fils de perles enfilés This file is licensed under the Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license

Image 2: Perles Millefiori, Venise 1920 Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license. Perles de mosaïque, également appelée millefiori : elles sont obtenues en recouvrant la couche de verre, qui se trouve autour du fer (noyau), de nombreuses sections de « murrina ». Pour former une murrina avec des couches concentriques qui se chevauchent, il est nécessaire d'avoir dans le four des creusets contenant du verre tendre de différentes couleurs. On prélève une petite quantité de verre dans le premier creuset à l'aide d'une tige de fer et on la recouvre immédiatement d'une nouvelle quantité de verre provenant d'un second creuset. On peut procéder ainsi en superposant plusieurs couches de couleurs différentes. L'ensemble de ces couches de verre forme un cylindre qui est étiré par les « tiracanna », qui sont toujours des hommes, travaillant dans les usines.

Image 3. Cannes pour murrine, c. 1920. This file is made available under the Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication

La nouveauté la plus significative fut le développement d'une forte conflictualité entre 1921 et 1923 en opposition aux réductions prévues des salaires et du personnel. La crise du secteur fut aggravée par la crise économique internationale tandis que, dans le cadre de la législation fasciste, les salaires furent réduits de 13 à 25 % entre 1930 et 1933. Les salaires des trieuses des cannes passèrent de 12 à 10,50 lires par jour, et ceux des femmes travaillant sur les machines de finition de 8 à 6,95 lires par jour. Dans la même période, après de longues négociations avec les entreprises, les tarifs de l'enfilage à domicile baissèrent d'environ 50 %[1].

À partir de 1924, à la suite d'un accord avec le syndicat fasciste, des licenciements eurent lieu dans toutes les verreries de Murano[2]. Dans la période d'après-guerre, l'industrie des conterie employait 6 000 personnes, dont environ 3 000 à domicile. En 1925, l’usine la plus importante (SVC -Société Vénitienne des Conterie) employait 3 187 personnes, réparties comme suit : 566 ouvriers et 299 ouvrières dans l'usine, 37 ouvriers et 50 ouvrières dans les entrepôts, 1 900 enfileuses, mais ce chiffre est déclaré « très incertain » par la direction, car personne ne savait exactement combien d’enfileuses étaient employées par les 335 mistre salariées par l’entreprise. Dix ans plus tard, les travailleurs et travailleuses ne sont plus que 1 600 au total, dont un millier à domicile. La demande de perles enfilées diminua encore avec la disparition des principaux consommateurs, c'est-à-dire les marchés extra-européens, alors que le développement en France de nouvelles technologies d'enfilage mécanique avait déjà réduit la demande nationale.

Le 24 mai 1928, 4 000 femmes écrivirent au Podestat de Venise (image 4), pour demander du travail, toutes déclarant être d'anciennes employées de l'entreprise. Le ton de la lettre témoigne de la gravité de leur situation.

 

[1] ASVC, A, XVI, 6 ; C, III, 7; A, XIX, 25.

[2] Archives Centrales de l’État (dorénavant ACS), Ministero dell’Interno, Pubblica Sicurezza, busta (b.) 131, C1.

Image 4 : Archives Municipales, Venise, 1926-30, III, 6 (1-13), 24 mai 1928 : Lettre de 4 000 ouvrières : « Tout d’abord nous nous excusons d’avoir osé écrire, mais ne pouvant pas trouver d’autres moyens pour faire comprendre toute l’angoisse que nous éprouvons, nous osons adresser notre cri désespéré à un cœur puissant et compatissant. Donc, nous sommes environ 4 000 ouvrières en perles, sous la Société de Murano, qui se languit (sic) de faim et de misère, alors que notre travail compensait le chômage du mari, en nourrissant nos enfants, maintenant non seulement la langueur et la tristesse de nos hommes s’ajoute (à) notre désespoir de nous voir impuissantes et abattues à l’excès. Pendant que le cœur pleure, en entendant les enfants crier par la faim !!! Ces accents sont si douloureux qu’ils nous tuent seulement à les entendre, imaginez-vous le chagrin en entendant répéter le mot « faim ». Pour pouvoir mesurer la distance entre le rassasié et l’affamé, il faudrait éprouver ou avoir éprouvé un tel adjectif… À nous, les pauvres, si le travail manque, tout manque, celui-là est notre soutien, et alors ? »

Le 25 juin, la direction de la Société écrivit à l’Union Industrielle Fasciste qui avait transmis une lettre du Podestat de Venise, informant la direction des « conditions de véritable misère des enfileuses de perles du sestiere de Castello, dues surtout au chômage masculin et en partie à la diminution du travail d’enfilage de conterie qui était distribué par cette Société ».

Image 5-Archives de la Société Vénitienne pour les Conterie (SVC), A XIX 11. 25 juin 1928. Réponse de la direction de la Société. La direction répondit que les raisons de ce manque de travail étaient les suivantes : « 1-La baisse de la demande de conterie enfilées due à une baisse générale de la consommation ; 2-Le fait que les tarifs pour l’enfilage des conterie actuellement en vigueur pour les mistre de Castello sont notablement supérieurs aux tarifs en vigueur pour les enfileuses de Murano, Cannaregio et Burano ». La solution proposée était la baisse des tarifs des mistre de Castello pour que leur travail redevienne concurrentiel par rapport aux autres zones de Venise où l’enfilage était pratiqué. En effet, comme on peut le constater (image 3), les tarifs du sestiere de Castello étaient les plus élevés (la tâche sur le document cache le tarif de Cannaregio, identique à celui de Murano). On remarquera l’organisation de l’enfilage par sestieri (Cannaregio et Castello) et par îles (Murano et Burano). Le document se termine par un post scriptum dans lequel la direction informe que « la plupart des enfileuses est bien disposée à accepter la diminution du tarif qui leur permet de concourir dans le travail avec Murano et Cannaregio ».

Mais, dans l’entre-deux-guerres, la situation des travailleuses était difficile partout : le 25 juillet 1926, 200 dentellières sans travail se réunirent sur la place de Burano pour protester contre les employeurs qui ne leur donnaient plus de travail ; le 10 février 1927, 300 ouvrières à domicile fabricant des perles a lume abandonnèrent le travail pour protester contre les employeurs qui, en raison de l’augmentation du prix du gaz, avaient réduit leurs salaires ; le 1er avril 1931, 100 ouvrières de la manufacture de coton se réunirent près de l’agence pour l’emploi, en réclamant du travail[1].

Les témoignages d’anciennes enfileuses de perles, recueillis dans les années 1980 par l’historienne Nadia Maria Filippini, ont montré comment ces femmes passaient de l’usine au travail à domicile en fonction de leurs obligations familiales. L’apprentissage du métier se faisait auprès de la mère - la transmission mère-fille étant une caractéristique de ce travail - et la jeune fille commençait très tôt à mettre en pratique des techniques observées depuis l’enfance.

Une témoin, née en 1909, raconte avoir commencé à dix ans à aider sa mère, tout en commençant en même temps un apprentissage de couturière chez une voisine. Quelques années après, elle fut employée par l’usine, pour laquelle sa mère travaillait comme mistra, tout en continuant à enfiler les perles le soir. Elle quitta l’usine en 1935, après son mariage, et reprit le travail d’enfilage à temps plein, toute en le modulant selon les exigences de la famille : à certains moments, elle s’adressa à plusieurs mistre pour avoir plus de commandes. Enfin, elle devint elle-même mistra, sa situation économique s’améliora et elle continua à travailler jusqu’à un âge très avancé.

 

[1] ACS, Ministero dell’Interno, Pubblica Sicurezza, b. 93, C1; b. 131, C1; b. 334, C1.

Image 6-Enfileuses de perles dans les rues de Venise, photo de Carlo Naja (1816-1882). Une image bien différente de celles qu’on a vues avant, même si les habits et les pantoufles ressemblent à ceux des tableaux des peintres. Des murs ébréchés, du pain posé sur des planches en bois, des visages fermés, ici c’est le travail qui domine la représentation et non le rire et les bavardages. https://www.ilgazzettino.it/nordest/venezia/perle_di_vetro_veneziane_impiraresse_patrimoniio_unesco-5652946.html

Image 7- Enfileuses de perles à S. Isepo de Castello, photo de Tomaso Filippi (1882-1948). Bien que prise quelques années après la photo précédente, on observe que les modalités et les lieux d’enfilage n’ont pas changé. Ces femmes font partie du paysage urbain de Venise et se mélangent aux autres habitants : on note derrière les impiraresse un homme se reposant devant chez lui. On note également dans la main de l’ouvrière de droite un bouquet de perles enfilées. https://www.ilgazzettino.it/nordest/venezia/perle_di_vetro_veneziane_impiraresse_patrimoniio_unesco-5652946.html