3- L’entre-deux-guerres et le fascisme
Autrice : Anna Bellavitis
Les conditions exceptionnelles créées par la guerre et la mode, qui avaient permis des augmentations salariales, s'interrompirent brusquement dans les années 1920. Les causes en étaient toujours les mêmes : réorganisation de la concurrence internationale, émergence de nouvelles industries locales dans la période d'expansion, changements de la mode. Cependant, le commerce des conterie commença également à être affecté par des changements plus radicaux, tels que « le développement rapide de la civilisation dans les pays d'Afrique et d'Asie, avec pour conséquence l'évolution fatale des goûts des indigènes, même en ce qui concerne leurs ornements traditionnels »[1].
[1] Archives de la Société Vénitienne des Conterie (dorénavant ASVC), A, XVI, 21, 31 janvier 1934.
La nouveauté la plus significative fut le développement d'une forte conflictualité entre 1921 et 1923 en opposition aux réductions prévues des salaires et du personnel. La crise du secteur fut aggravée par la crise économique internationale tandis que, dans le cadre de la législation fasciste, les salaires furent réduits de 13 à 25 % entre 1930 et 1933. Les salaires des trieuses des cannes passèrent de 12 à 10,50 lires par jour, et ceux des femmes travaillant sur les machines de finition de 8 à 6,95 lires par jour. Dans la même période, après de longues négociations avec les entreprises, les tarifs de l'enfilage à domicile baissèrent d'environ 50 %[1].
À partir de 1924, à la suite d'un accord avec le syndicat fasciste, des licenciements eurent lieu dans toutes les verreries de Murano[2]. Dans la période d'après-guerre, l'industrie des conterie employait 6 000 personnes, dont environ 3 000 à domicile. En 1925, l’usine la plus importante (SVC -Société Vénitienne des Conterie) employait 3 187 personnes, réparties comme suit : 566 ouvriers et 299 ouvrières dans l'usine, 37 ouvriers et 50 ouvrières dans les entrepôts, 1 900 enfileuses, mais ce chiffre est déclaré « très incertain » par la direction, car personne ne savait exactement combien d’enfileuses étaient employées par les 335 mistre salariées par l’entreprise. Dix ans plus tard, les travailleurs et travailleuses ne sont plus que 1 600 au total, dont un millier à domicile. La demande de perles enfilées diminua encore avec la disparition des principaux consommateurs, c'est-à-dire les marchés extra-européens, alors que le développement en France de nouvelles technologies d'enfilage mécanique avait déjà réduit la demande nationale.
Le 24 mai 1928, 4 000 femmes écrivirent au Podestat de Venise (image 4), pour demander du travail, toutes déclarant être d'anciennes employées de l'entreprise. Le ton de la lettre témoigne de la gravité de leur situation.
Le 25 juin, la direction de la Société écrivit à l’Union Industrielle Fasciste qui avait transmis une lettre du Podestat de Venise, informant la direction des « conditions de véritable misère des enfileuses de perles du sestiere de Castello, dues surtout au chômage masculin et en partie à la diminution du travail d’enfilage de conterie qui était distribué par cette Société ».
Mais, dans l’entre-deux-guerres, la situation des travailleuses était difficile partout : le 25 juillet 1926, 200 dentellières sans travail se réunirent sur la place de Burano pour protester contre les employeurs qui ne leur donnaient plus de travail ; le 10 février 1927, 300 ouvrières à domicile fabricant des perles a lume abandonnèrent le travail pour protester contre les employeurs qui, en raison de l’augmentation du prix du gaz, avaient réduit leurs salaires ; le 1er avril 1931, 100 ouvrières de la manufacture de coton se réunirent près de l’agence pour l’emploi, en réclamant du travail[1].
Les témoignages d’anciennes enfileuses de perles, recueillis dans les années 1980 par l’historienne Nadia Maria Filippini, ont montré comment ces femmes passaient de l’usine au travail à domicile en fonction de leurs obligations familiales. L’apprentissage du métier se faisait auprès de la mère - la transmission mère-fille étant une caractéristique de ce travail - et la jeune fille commençait très tôt à mettre en pratique des techniques observées depuis l’enfance.
Une témoin, née en 1909, raconte avoir commencé à dix ans à aider sa mère, tout en commençant en même temps un apprentissage de couturière chez une voisine. Quelques années après, elle fut employée par l’usine, pour laquelle sa mère travaillait comme mistra, tout en continuant à enfiler les perles le soir. Elle quitta l’usine en 1935, après son mariage, et reprit le travail d’enfilage à temps plein, toute en le modulant selon les exigences de la famille : à certains moments, elle s’adressa à plusieurs mistre pour avoir plus de commandes. Enfin, elle devint elle-même mistra, sa situation économique s’améliora et elle continua à travailler jusqu’à un âge très avancé.
[1] ACS, Ministero dell’Interno, Pubblica Sicurezza, b. 93, C1; b. 131, C1; b. 334, C1.
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