2- Petits ateliers et travail à domicile
Autrice : Anna Bellavitis
Après la chute de la République de Venise en 1797, l’industrie des conterie connut une période de crise et de stagnation mais, au XIXe siècle, la suppression des corporations permit à de petits entrepreneurs d'ouvrir de nouveaux ateliers, profitant des évolutions de la mode, ainsi que d'une forte augmentation de la demande de la part des colonies. La concurrence entre les producteurs entraînait une baisse constante des coûts de production et donc l’exploitation accentuée du travail des femmes à domicile.
Au XIXe siècle, le travail des conterie s'effectuait encore principalement dans de petites usines. En 1869, entre Venise et Murano, il y avait vingt-cinq usines de « réduction de la canne en conterie ». Dans les usines, le travail était saisonnier et s'interrompait pendant la période estivale. Les salaires féminins étaient compris entre 1 et 3 lires et, pour les ouvrières à la pièce, ils allaient de 50 centimes à 1 lire par jour.
Les femmes travaillaient surtout à enfiler les perles, à domicile, au point que l’image des impiraresse, les enfileuses de perles, assises devant les portes de leurs maisons, avec leurs perles multicolores, devint une sorte de symbole du peuple vénitien, représenté dans les livres sur Venise, en cartes postales et aussi dans les poésies et les romans. On y décrit leurs « mains fines, un peu pâles, aux doigts effilés » s’immergeant dans des masses de perles colorées « qui ressemblent à un trésor » de diamants, rubis, saphirs ; des « mains de princesses » mais qui peuvent aussi « arracher des poignées de cheveux », quand la colère explose. On oscille donc entre une sorte d’idéalisation qui anoblit ces ouvrières, qui vivaient dans des rez-de-chaussée humides et surpeuplés, travaillant jour et nuit pour des salaires de misère, et l’exaltation d’une naturalité un peu sauvage et sans doute excitante.
Comme l’écrit l’historienne Maria Teresa Sega,
C’est ici, parmi les femmes du peuple, qu’il faut aller si on cherche des émotions nouvelles et si on veut retrouver l’authenticité du caractère vénitien. Puisqu’elle est pensée comme étrangère à la vie civile et aux changements, presque figée dans une dimension primitive et immuable, elle est la conservatrice et la gardienne des caractéristiques culturelles les plus originales de Venise.
Selon les données fournies par les industriels en 1871, 636 enfileuses de perles travaillaient à domicile ; selon les données de la Chambre de Commerce, elles étaient 1 000 en 1830 ; 900 en 1851 ; 800 en 1866 ; 900 en 1871. Très probablement, ces données ne concernent que les mistre, c’est-à-dire les ‘maîtresses’, les femmes faisant office d’intermédiaires entre les usines et les enfileuses à domicile, si on considère que les recensements de la population fournissent des chiffres bien plus élevés : en 1869 : 2 095 enfileuses de perles dans la seule Venise, dont plus de la moitié dans le sestiere de Castello. En 1881, le préfet de Venise déclarait qu’il était « difficile, pour ne pas dire impossible, de préciser le nombre d’enfileuses de perles » et qu’à son avis il y en avait au moins 1600 dans la ville.
Cette activité se concentrait dans les zones les plus pauvres et périphériques de la ville : les paroisses de San Pietro de Castello, San Francesco della Vigna, San Martino, dans le sestiere de Castello ; celles de San Marziale dans le sestiere de Cannaregio et de Sant’Eufemia sur l’île de la Giudecca. Mais il ne s’agit là que des seules données concernant Venise, alors qu’une grande quantité de femmes travaillaient aussi sur l’île de Murano. Et il faut encore ajouter, selon le préfet Sormani Moretti, le travail dans les institutions de charité, où les maîtresses faisaient enfiler des perles à leurs élèves dans le temps libre d'autres occupations.
Au XIXe siècle, la plus importante concentration d’ouvrières est celle de la manufacture des tabacs où travaillaient, en 1869, 1 232 femmes. La main d’œuvre féminine était toujours employée, au domicile ou dans des petits ateliers, surtout dans des activités traditionnelles, telles que la confection de filets de pêche, la broderie et bien sûr les conterie.
Selon les données du recensement de la population de Venise de 1901, parmi les artisans du secteur des conterie il y avait 1 571 femmes dans la province - qui comprend aussi Murano et les îles de la lagune - , dont 845 dans la commune de Venise et, parmi les ouvriers, 3 055 femmes dans la province, dont 1 831 dans la commune. Selon les données du recensement industriel de 1911, le travail de transformation de la canne de verre en perles est localisé, à Venise, dans des ateliers de moins de dix ouvriers et ouvrières (58, dont 44 à gestion féminine) où les liens familiaux sont dominants.
L’industrie des conterie connut une nouvelle période d’expansion pendant la Première Guerre mondiale, grâce à l’exportation vers la France de couronnes mortuaires en fleurs de perles sur fil de fer et dans l’après-guerre, quand la mode des robes décorées en perles se développa. Parallèlement, se poursuivit la mécanisation de la production, ce qui permit à beaucoup de femmes d’être employées dans les usines de Murano aux machines pour la coupe de la canne et pour la finition de la perle. Des machines pour l’enfilage mécanique furent aussi introduites, mais elles ne remplacèrent jamais complètement l’enfilage manuel à domicile qui resta majoritaire.