1-Venise : là où tout a commencé
Autrice : Anna Bellavitis
La production de perles de verre commença à Venise par la contrefaçon de cristaux et de pierres précieuses. Le verre était produit à Murano conformément à la loi de 1291, qui imposait le transfert des fours à verre sur l'île afin d'éviter les incendies dans Venise, mais la transformation de la canne de verre en perles se faisait aussi bien à Murano qu’à Venise. La production était organisée autour de guildes spécialisées, qui évoluèrent au fil des siècles.
Pendant longtemps, les cristalliers et les verriers se disputèrent le monopole de la production de margarite et de paternostri. Par margarite, on entendait les petites perles produites en coupant une canne de verre perforée ; les paternostri étaient des perles plus grandes, travaillées en chauffant une canne de verre plus grosse enfilée sur une broche. À l’origine, elles servaient à fabriquer des rosaires et leurs fabricants étaient appelés patenôtriers. Margarite et paternostri font partie de ce qu’on appelle, à l’époque moderne et encore ajourd’hui, les conterie (du latin comptus, orné ou, selon une autre étymologie, de l’idée de compte, ce qui serait lié à leur usage comme monnaie et marchandise d’échange), désignant les perles fabriquées à partir d’une canne perforée.
Au début du XVIe siècle, une nouvelle technique se développa, toujours artisanale : les perle a lume. Selon un procédé qui n'a pratiquement pas changé jusqu'à aujourd'hui, les perles sont fabriquées en faisant fondre de la canne de verre compacte au chalumeau. Le verre, enroulé autour d'une tige de fer, est refroidi en étant jeté dans les cendres. L'utilisation de la canne compacte permet de mélanger différents types de pâtes de verre et d'obtenir ainsi une production plus variée.
Dans les statuts du XIVe siècle de la guilde des cristalliers et patenôtriers, les femmes apparaissent aussi bien en tant qu’apprenties qu’en tant que maîtresses, comme le souligne le vocabulaire inclusif de ce texte (cf. image 1) :
Aucun maître ou maîtresse de l’art présent, lequel, ou laquelle ait un fils ou une fille, des fils ou des filles un, ou une, ou plus, lequel ou laquelle travaille dans la même maison ou boutique le même art, […] ne puisse prendre, avoir, garder chez soi à vivre au pain et au vin […] plus de deux garçons ou filles, et ceux-là, ou celles-là prendre d’âge de huit ans et non moins, sous peine de livres 10 de pizoli à chacun qui contreviendra, et pour chaque fois, et pour chaque garçon ou fille, pris, ou prise contre le dit ordre[1].
[1] Bibliothèque du Musée Correr, Venise, Manuscrits, Ms, Cl. IV, Mariegola dei Cristalleri e Paternosteri, chapitre 42, f° 17, 1323, 8 mars. Dans le cadre du Projet RIN Recherche CORNUM, financé par la région Normandie (2019-2021), https://cornum.hypotheses.org/projets/marven et en collaboration avec la Bibliothèque du Musée Correr de Venise et l’Université de Venise Ca’ Foscari, les Statuts d’une sélection de métiers vénitiens ont été numérisés et déposés dans NAKALA. https://nakala.fr/collection/10.34847/nkl.c1dcu533 Pour des recherches par mots-clés à l’intérieur des Statuts, cfr. http://mariegole.huma-num.fr/marven/accueil.html, projet MAR.VEN., dans le cadre du Projet CORNUM. L’accès par mots-clés n’est pas encore disponible pour les statuts des Cristalliers et Patenôtriers.
Les femmes sont une présence constante dans les métiers liés à la fabrication des perles en verre, parfois avec des rôles significatifs. C’est notamment le cas de Marietta Barovier, qui, selon la tradition, fut la créatrice d’un nouveau type de perle, destiné à un très grand succès, la Perla Rosetta. En 1487, Maria Barovier dite Marietta, fille d'un important verrier, Angelo, dont les documents de l’époque disent qu’elle était « très douée dans la fabrication de magnifiques ouvrages en verre, par elle-même inventés » (in conficiendis laboreriis sive operibus vitreis pulcherrimis valde, quorum ipsa fuit inventrix) obtint le privilège de travailler « ses ouvrages, beaux, insolites et non soufflés dans un petit four à verre fabriqué avec soin dans ce but » (opera sua pulchra inconsueta et non sufflata, in quadam sua fornace parvula ad hoc studiose confecta). Il s’agirait de la perle « à chevron », ou Perla Rosetta, fabriquée à partir de cannes de verre en couches concentriques de différentes couleurs.
Une autre inventrice a récemment été retrouvée dans les riches fonds des Archives d’État de Venise. Il s’agit de Cornelia, épouse d’un soldat au service de la Sérénissime, qui, en 1501, présenta une pétition au gouvernement, dans laquelle elle se définissait « inventrice de molte cosse », inventrice de beaucoup de choses. Elle affirmait avoir déjà fabriqué de nouvelles typologies de perles en verre pour rosaires (paternostri), imitant le corail et le jaspe et proposait une nouvelle création, des perles fausses, imitant les perles naturelles. En effet, les perles en verre n’étaient pas nées comme imitation des perles d’huîtres, mais comme imitation des pierres dures et précieuses.
Le gouvernement accepta sa requête et lui octroya le monopole de la production pour dix ans. Luca Molà, historien des inventions et des brevets vénitiens, écrit qu’elle « fut la première femme à obtenir un brevet ». Son invention connut un grand succès commercial, mais elle était tellement parfaite que seulement une année plus tard, en 1502, la production de perles fausses fut interdite par le Conseil des Dix, car le marché avait été envahi par des contrefaçons des perles d’huîtres, au grand dam des marchands internationaux.
Le commerce des perles précieuses venant d’Orient était en effet une source importante de revenus pour les marchands vénitiens et la malheureuse Cornelia perdit son brevet. Bien évidemment, la fabrication de perles imitant les perles d’Orient ne s’arrêta pas et connut un grand succès en France, où des nouvelles modalités de fabrication furent développées : en 1749, Francesco Riccoboni, un alchimiste vénitien menant une brillante carrière d’acteur et dramaturge en France, proposa au gouvernement vénitien un nouveau procédé qui permettait d’exporter les perles fausses vers les pays chauds, alors que les perles fabriquées à Paris, remplies de cire, ne pouvaient pas être envoyées au-delà de l’Équateur[1].
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la production de perles de verre gagna en importance dans l'ensemble du secteur verrier vénitien, grâce à l'emploi, croissant et très souvent en dehors des règlements corporatifs, de deux catégories de travailleurs : les femmes qui enfilaient les perles et les ouvriers -surtout des hommes - immigrés de la région du Frioul.
Il est significatif que dans la base de données Garzoni, qui recense environ 54 000 contrats d’apprentissage vénitien, du XVIe au XVIIIe siècle, dans toutes les catégories de fabrication des perles, il n’y ait aucune maîtresse et seulement 11 contrats de jeunes filles, alors qu’il y a 1 240 contrats de jeunes garçons.
[1] Archives d’État de Venise, Cinque Savi alla Mercanzia, b. 462, n° 3, 28 août 1749. Le document est publié dans : https://perma.hypotheses.org/508
En revanche, dans la fabrication de miroirs, qui fut la grande nouveauté de l’industrie vénitienne du luxe, au XVIIe siècle, on trouve 88 femmes à la tête d’ateliers, qui embauchent des jeunes garçons comme apprentis et il ne s’agit pas toujours de veuves. Certes, les hommes dans la même position sont plus de 2 500, mais il semblerait que l’apparition d’un nouveau type de production, qui connut un grand succès international, ait aussi profité aux femmes[1].
[1] La base Garzoni, résultat du programme de recherche ANR/FNS (2015-2019) GAWS : Garzoni. Apprenticeship, Work, Society in Early Modern Venice, est consultable sur le site https://garzoni.org .
Pour le XVIIIe siècle, les sources judiciaires documentent l’existence d’ateliers de fabrication de perles gérés par des femmes, qui font concurrence aux maîtres du métier. En 1741, dans la paroisse de S. Ternita, dans le sestiere de Castello, deux femmes furent dénoncées car elles revendaient aux marchands des milliers de perles enfilées en colliers à des prix inférieurs aux prix pratiqués dans les ateliers des maîtres. En 1755, la corporation des margariteri dénonça quatre femmes « qui n’habitent pas avec des maîtres et ont l’audace de couper des cannes de verre » : il s’agit donc de femmes qui n’appartenaient pas aux familles des maîtres et qui avaient organisé un atelier de coupe de la canne, l’une des phases de la production des conterie. En 1762, un groupe de perlere clandestines est dénoncé aux autorités corporatives.
L’exportation a toujours fortement conditionné cette manufacture, dont le succès dépendait des caprices de la mode, mais aussi des événements internationaux. Néanmoins, malgré la concurrence étrangère, la manufacture des perles prospéra. En 1780, il y avait, entre Venise et Murano, 26 manufactures de conterie, employant 4 264 personnes et 900 ateliers de fabrication des perles a lume employant 1 800 personnes et, en 1779, la guilde des margariteri comptait 1 400 enfileuses de perles à domicile.
La fabrication des conterie était divisée en neuf étapes, dont la première, le tri des cannes de verres, et la dernière, l’enfilage des perles sur du fil de coton, étaient réservées à la main d’œuvre féminine, pour la plupart à domicile. Les étapes de transformation restèrent inchangées jusqu'au XIXe siècle et, même par la suite, l'introduction de machines ne modifia pas le processus de fabrication.
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