5- 1904 : « La retentissante et vibrante solidarité féminine »
Autrice : Anna Bellavitis
Le développement du mouvement socialiste au début du siècle et la naissance des ligues affectèrent également ces catégories, en dépit des doutes des socialistes qui en déploraient la résistance à l'organisation, dénonçant la difficulté "d'inculquer dans leur esprit les grands avantages de l'organisation ouvrière ". Ces difficultés étaient généralisées dans le contexte vénitien, caractérisé par la fragmentation du travail et la prédominance du secteur tertiaire. En 1913, le rapport annuel de la Chambre du Travail faisait état des grandes difficultés rencontrées dans une ville où, sur 170 000 habitant·es, seuls 15 000 étaient employé·es dans l'industrie et, parmi eux, la majorité, c'est-à-dire les ouvrières de la manufacture des tabacs et de l’Arsenal, dépendaient des industries d'État[1].
Dans les premières années du XXe siècle, des événements internationaux, tels que la guerre entre Russie et Japon, les mauvaises récoltes sur la côte orientale africaine, provoquèrent une chute soudaine de la demande de perles en verre. La baisse de la demande se traduisit rapidement par une diminution du travail pour les enfileuses, qui, en 1904 constituèrent une ligue et organisèrent une grève qui eut quelques effets.
La Ligue des enfileuses de perles fut éphémère mais fit beaucoup de bruit. La grève de 1904 s'inscrit dans le cadre d'une série d’agitations, qui montra, selon les socialistes, la « retentissante et vibrante solidarité féminine », notamment grâce à la contribution des ouvrières de la Manufacture des Tabacs[2].
Comme en 1872, les revendications spécifiques des ouvrières à domicile trouvèrent une place dans les moments de grande mobilisation générale, et il est difficile de préciser les canaux de communication et d'agrégation au-delà de la séquence chronologique des agitations. Cette fois-ci, cependant, la participation fut beaucoup plus large : environ deux mille ouvrières à domicile participent à la ligue et la grève dura trois semaines. Le principal foyer de la protestation fut, comme en 1872, le sestiere de Castello, où le curé alla jusqu'à fonder une ligue alternative visant la résolution pacifique du conflit avec les femmes qui avaient le rôle d’intermédiaires entre les usines et les enfileuses des perles, appelées mistre, ce qui signifiait maestre, c’est-à-dire maîtresses.
Très détaillées, les revendications des trois usines de perles de Murano se concentraient sur la fixation d'un tarif minimum et la proposition d'une nouvelle organisation du travail. Afin d'abolir l'intermédiation des mistre, elles demandaient :
1. Des entrepôts centraux pour chaque sestiere et chaque île pour la distribution du travail, administrés par la ligue sans l'intervention des mistre, et l'obligation pour la ligue de payer le loyer ; 2. La suppression des écoles dans les usines, ou bien le paiement des jeunes filles au même tarif que les ouvrières, avec l'obligation pour elles de se conformer aux exigences de la ligue ; 3. Le fil, les aiguilles et les accessoires ; 4. Le transport aux frais des usines des caisses de l'usine aux entrepôts et vice versa ; 5. La ligue est responsable de la réalisation du travail et de tout ce qui s'y rapporte[3].
Les ouvrières de Castello n'avaient pas travaillé depuis des semaines, c'est-à-dire depuis le début des agitations et des assemblées, car les mistre, en accord avec le curé, avaient refusé de donner du travail aux membres de la ligue. Dans d'autres parties de la ville, le travail continuait. La réaction tardive des industriels incita finalement les femmes à abandonner les assemblées et à descendre dans la rue. Les ouvrières, échappant au contrôle de l'organisation syndicale, se livrèrent, comme en 1872, à de violentes attaques contre les maisons des mistre. L'implication partielle des ouvrières de l'usine compliqua les relations avec les industriels, plus enclins à cautionner les protestations des ouvrières à domicile, qu'à tolérer l'émergence d'organisations syndicales au sein des usines. Finalement, les enfileuses à domicile obtinrent une augmentation de 30 %.
La chanson Semo tute impiraresse (Nous sommes toutes des enfileuses de perles), recueillie en 1965 par la chanteuse Luisa Ronchini, spécialiste de traditions populaires, ressuscite le climat des grèves des enfileuses de perles.
Ici quelques passages d’une chanson de lutte ouvrière chantée dans les manifestations ouvrières des années 1970 à Venise, sur l’air de L’Internationale :
« Nous sommes toutes des enfileuses, nous sommes pleines de vie, tout feu dans nos veines, coule le sang vénitien. Il n’y a rien qui nous arrête quand nous devenons des furies, nous sommes des femmes qui enfilons et qui enfile a raison. On travaille toute la journée comme des machines vivantes […], nous consommons les plus belles années de nos vies pour peu de sous qui ne suffisent que pour manger. […] Camarades, en avant toujours, vous verrez nous gagnerons, comme des perles nous enfilerons ceux qui nous feront du tort ».
Semo tute impiraresse semo qua de vita piene tuto fògo ne le vene core sangue venessiàn, no ghe gnente che ne tegna quando furie deventèmo, semo done che impiremo e chi impira gà rason. Se lavora tuto il giorno come macchine viventi […], semo tose che consuma de la vita i più bei ani par un fià de carantani che ne basta par magnar. […] Su compagne avanti sempre no badè che vinsaremo uso perle impiraremo chi che torto ne darà.
Luisa Ronchini, Le impiraresse, Semo tutte impiraresse, 1975
https://sonichits.com/video/Luisa_Ronchini/Le_impiraresse?track=1
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