6- Et la France ? Faire des perles en verre à l’époque moderne

Autrices : louise Ferrandery et Louise Bonvalet

Paris et Rouen : deux centres de production

Venise n’est cependant pas la seule ville à produire les perles en verre. La production en France remonte au moins à la fin du Moyen âge et, comme à Venise, les fabricants de perles sont appelés « patenôtriers » car ils produisent des patenôtres, les perles des chapelets utilisés pour réciter les prières – dont les Patenôtres.

Mais les perles nétaient pas uniquement un objet de dévotion : les Français les utilisaient eux aussi pour les envoyer dans les différents continents qu’ils colonisaient. La forte demande de perles en verre requérait une main d’œuvre sur place. Paris et Rouen devinrent alors deux centres de production. Le métier de fabricant de perles s’organisa en corporation : à Paris, les patenôtriers furent homologués dès 1566 par lettres patentes du roi Charles IX.

Image 1 : Archives Nationales Paris, Y//6/6, fol. 160 : Les statuts des « patenostriers et boutonniers d’esmail ».

Quelques années plus tard, les patenôtriers en verre à Rouen s’organisèrent, suivant l’exemple de leurs homologues parisiens. Des productions originales se développèrent, notamment en Normandie, comme des devants d’autel (antependiums) du XVIIe siècle, richement décorés en perles de verre.

Image 2 : Antependium de la chapelle de l’hôpital, Coutances. Musée Quesnel Morinière. Collections en ligne des musées de Normandie, fin XVIIe siècle, début XVIIIe siècle. collections.musees-normandie.fr. licence CC0

Image 3: Détail de l’antependium de la chapelle de l’hôpital, Coutances. Musée Quesnel Morinière. Collections en ligne des musées de Normandie. collections.musees-normandie.fr. licence CC0

Et les femmes ? Elles furent de plus en plus visibles au cours des siècles. Cela ne signifie pas qu’elles n’étaient pas présentes dès la création de la corporation des patenôtriers, mais les statuts de la corporation des patenôtriers parisiens furent rédigés uniquement au masculin. Cependant, les sources nous montrent des femmes travaillant à la production de perles : les veuves des patenôtriers. À Rouen, les statuts de la confrérie des patenôtriers mentionnent dans un cas des “maîtresses” du métier, laissant entendre une possible maîtrise de la part des femmes. Pourtant, nous ne trouvons aucune femme passant la maîtrise entre 1630 et 1713.

En revanche, les sources du XVIIIe siècle mettent en lumière les travailleuses de l’industrie des perles en verre, Jeanne Marthe Vincent en est un exemple. Progressivement, la profession s’ouvre aux femmes, pour devenir un travail presque uniquement féminin.

Paris : l’atelier d’une émailleuse au XVIIIe siècle

Marthe Jeanne Vincent, maîtresse émailleuse et fabricante de perles, vécut à Paris au milieu du XVIIIe siècle et géra un commerce à la fois dédié à la production-vente de petits objets émaillés et notamment de perles fausses. Petite-fille et fille de maîtres émailleurs, elle s’inscrivait dans une continuité professionnelle familiale et tenait son commerce rue du Grenier-Saint-Lazare entre 1765 et 1777 , jusqu’à sa faillite. Elle faisait partie d’une branche des émailleurs appelée « émailleurs à la lampe ».

Fabriquer des perles fausses : une branche spécifique des émailleurs

L’expression « émailleur à la lampe » apparut suite à l’union entre les communautés des verriers et émailleurs au début du XVIIIe siècle, afin de réunir en un seul métier des artisans réalisant des petits objets en verres, perles fausses et autres orfèvreries d’imitation. Elle désignait l’outil utilisé par les émailleurs afin de produire les petites perles : la lampe d’émailleur.

Marthe Jeanne Vincent est désignée dans les documents d’archives comme « maîtresse émailleuse » et « fabricante de perles ». Elle tint son atelier et produisit avec les individus qu’elle rémunérait de nombreuses perles de tailles et formes variées, ainsi qu’un ensemble de bijoux et petits objets décorés à l’émail.

Image 4 : Page du registre de commerce de Marthe Jeanne Vincent, sur laquelle il est indiqué « maîtresse émailleuse ». (Archives de Paris, D5B6 2367)

Les perles fausses, également désignées par le terme de « grain », pouvaient être protéiformes, en fonction du modelage du tube du girasol par l’émailleur, rondes, baroques, ovales, piriformes, en forme d’amande ou encore dites « imitant le fin ». Les perles baroques étaient irrégulières, avec un aspect proche des perles naturelles. Les perles « imitant le fin » avaient une couleur imitant celle du quartz, apprécié en bijouterie au XVIIIe siècle.

Image 5 : Planche « Émailleur à la lampe » (L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Recueil de planches sur les science,s les arts libéraux et les arts méchaniques avec leur explication, tome 4, Paris, Briasson, 1765. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France). La partie haute représente l’émailleur dans une arrière-boutique ou un cabinet dans l’obscurité, à sa table et travaillant avec la lampe. La partie basse présente la lampe d’émailleur (fig. 2 et fig. 3), le couteau d’acier utilisé pour séparer les pièces d’émail du girasol (fig. 1) et la cuvette dans laquelle est placée la lampe (fig. 4).

Image 6 : Planche « Émailleur à la lampe Perles fausses». Planche I. (L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts méchaniques avec leur explication, tome 4, Paris, Briasson, 1765. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France). Fig. 1 : Émailleuse qui réduit la girasol (Variété de quartz hyalin à fond laiteux, qui a des reflets d'un rouge de feu)  en petits tubes. Fig. 2 : Ouvrière qui souffle le tube pour former la perle. Fig 3 : Bordage de la perleLes figures 4 et 5 portent sur la fabrication du fil de verre (utilisé pour réaliser des aigrettes ou orner des bijoux). La partie basse de la planche présente la table de travail des ouvrières, équipée d’un soufflet qui permet d’actionner grâce à une pédale la flamme des lampes.

Image. 7 : Planche « Émailleur à la lampe Perles fausses». Planche II. (L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts méchaniques avec leur explication, tome 4, Paris, Briasson, 1765. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France). “Fig. 1: Ouvriere qui écaille le poisson nommé ablette, dont l'écaille sert à colorer les perles. Fig 2 : Ouvriere qui suce avec un chalumeau de verre la liqueur, dans laquelle l'écaille de l'ablette est dissoute. Fig 3 : Ouvriere qui introduit en soufflant dans le chalumeau une goutte de cette liqueur dans la girasolle ou perle fausse, qu'elle jette ensuite dans la corbeille qui est placée dans le sasseau qui est sur la table. Fig 4 :Ouvriere qui attache les perles sur un bâton ou regle enduite de cire, pour les remplir de cire en les plongeant dans la terrine qui est devant elle. Fig 5 : Ouvriere qui cartonne, c'est-à-dire qu'elle introduit un rouleau de papier dans la perle. Fig : 6 Ouvriere qui coupe le carton avec un couteau. La partie basse de la planche présente des outils utilisés pour le cartonnage des perles (fig. 4 à fig. 8), le procédé de dépôt de la cire (fig. 9) et la table sur laquelle l’ouvrière remue les perles afin de mieux répartir la teinture (fig. 10 à fig. 11). »

L’essence d’Orient fut mise au point par le patenôtrier Janin – ou Jacquin - à la fin du XVIIe siècle (brevet en 1686). Il mit au point une teinture à base d’écailles de poisson imitant les perles véritables, réutilisée ensuite dans les ateliers des émailleurs à la lampe. Marthe Jeanne Vincent vendit de nombreux bijoux et autres petits objets fabriqués avec ces perles. Elle acheta également des perles et en vendit en quantité : elle dut certainement retoucher ces perles avant de les intégrer sur d’autres objets.

Un atelier majoritairement féminin

L’atelier de Marthe Jeanne Vincent était majoritairement féminin. Le livre de comptes consignait les dépenses réalisées afin de rémunérer des ouvrières. Les termes «ouvrières », « fille » ou « enfileuses » reviennent régulièrement dans ses journaux comptables. Elle fit également ponctuellement appel à des hommes toujours clairement nommés (contrairement aux ouvrières, qui ne sont jamais individualisées) pour des tâches d’enfilage de perles.

Image  8 : Page du registre de commerce de Marthe Jeanne Vincent (Archives de Paris, D5B6 2367)Il est fait mention des dépenses réalisées par l’émailleuse pour des activités d’enfilage et pour la rémunération de ses ouvrières, page de 1768. (Registre de 1767-1777)

Le métier d’émailleur était mixte : les femmes pouvaient être maîtresses émailleuses à la suite d’un apprentissage ou par succession du titre du père, comme les hommes. Marthe Jeanne Vincent fut certainement formée en famille et bénéficia d’une instruction lui permettant d’obtenir des compétences nécessaires à la tenue d’un commerce. Elle reprit sans doute le commerce familial, ainsi que les réseaux de clients et fournisseurs déjà bâtis par ses parents. Elle entretint des relations commerciales et professionnelles avec des émailleurs et des horlogers, afin de procéder à la réalisation d’objets requérant les compétences de plusieurs artisans, dont les émailleurs à la lampe.

Il faut noter que des sources comme l’article sur les perles fausses du Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers de Philippe Macquer et Pierre Jaubert font référence à des « ouvrières », de même que les planches de l’Encyclopédie consacrées aux émailleurs à la lampe représentent des ouvrières à la tâche.

Image 9 : extrait de la planche « Emailleur à la lampe Perles fausses » (L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts méchaniques avec leur explication, tome 4, Paris, Briasson, 1765. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France). On remarque qu’il n’y a que des ouvrières représentées sur cette planche

Une production en lien avec le développement du luxe et du demi-luxe : le marché du faux

Le commerce de Marthe Jeanne Vincent s’inscrivait dans le marché du demi-luxe en expansion au XVIIIe siècle, d’abord en Angleterre, puis en France. Paris devint progressivement l’un des principaux centres européens de la production du luxe et du demi-luxe. Cette dynamique fut possible grâce à la petite et moyenne bourgeoisie émergente ainsi qu à certaines couches des classes populaires, qui consommaient davantage de nouveaux produits.

Les artisans déployèrent leur habileté technique pour s’adapter et proposer des produits imitant ceux issus du luxe et vendus à des prix attractifs, comme les bijoux en strass à la place des diamants ou des perles fausses pour imiter des perles véritables.

Si certains dictionnaires spécialisés de l’époque critiquaient ce marché du demi-luxe (Dictionnaires de Trévoux ou de Savary par exemple), il se développa tout de même, en réponse aux attentes de consommation. Marthe Jeanne Vincent assumait l’achat et la vente des perles « imitant le fin ».