7- Une fabrique de perles normande au XIXe siècle. La « perlerie » d’Argences
Autrice : Louise Bonvalet
À Argences, village de la plaine de Caen dans le Calvados, les époux Benoît Déléan et Louise Déléan prirent domicile en 1847 et installèrent leur industrie de perles en verre en 1848.
À la mort de Benoit Déléan en 1904, sa femme Louise, née Garry, reprit la direction de l’entreprise Déléan. Le logo de l’entreprise changea – comme il est de coutume – pour indiquer : « v(eu)ve B. Déléan Successeur ».
Benoit Déléan provenait d’une famille d’ouvriers de la soie de Lyon, alors que Louise apprit sûrement le métier des perles en verre grâce à ses frères, tous deux émailleurs. Après le décès de son mari, elle fut aidée par son gendre, Monsieur Foucault. La fabrication continua jusqu’en 1925, date de la fermeture définitive de l’entreprise.
L’entreprise Déléan n’employait que des femmes pour la création de perles soufflées, les ouvrières étaient alors appelées « perleuses », appellation que l’on ne retrouve qu’en Normandie. L’étirage du verre, qui permettait de créer des canons – tube en verre à partir duquel on fait une perle –, était fait par des hommes. Cette différenciation genrée du travail est banale : les hommes s’occupaient de tâches particulières jugées plus difficiles mais surtout plus physiques, tandis que les femmes étaient vouées aux travaux manuels et minutieux.
Les femmes récupéraient les « canons », et produisaient les perles, majoritairement chez elles. L’entreprise Déléan prêtait aux ouvrières vivant à Argences un établi à faire les perles, et le louait aux perleuses habitant en dehors du village.
Le type de perles produites évoluait en fonction de l’époque et de la mode. Les perles en cristal ou en verre coloré restaient la production principale. Elles étaient en majorité circulaires, mais aussi ovales ou encore en losanges. Certaines sont conservées dans les fonds du Musée de Normandie à Caen, et l’on peut observer les différences de taille mais aussi de verre. La plupart des perles sont transparentes, mais certains s’apparentent à des fausses perles, comme celles fabriquées par Marthe Jeanne Vincent.
Les perleuses d’Argences étaient payées 0,30 franc par millier de perles fabriquées. Les ouvrières devaient apporter les perles à un bureau de réception où elles étaient comptées. Étant payées « à la pièce », elles n’avaient pas de contraintes de temps pour le dépôt des perles. L’emploi de ces femmes, généralement d’origine modeste, a donné à la famille Déléan une réputation bienfaitrice dans une région où le déclin de l’industrie de la dentelle avait particulièrement affecté l’emploi féminin. Il reste encore des témoignages du rôle de cette industrie dans le village : la rue où se trouvait la perlerie s’appelle « Boulevard Déléan ».
La famille Déléan fut la première, mais pas la seule, à se lancer dans l’industrie des perles en verre dans le village.
La majorité des perleuses travaillaient chez elles et ne se déplaçaient à la perlerie que pour récupérer la matière première : les cannes de verre. L’établi à perles à leur disposition prenait peu de place, et pouvait être déplacé sans trop de difficultés.
L’entreprise Déléan proposait une formation gratuite pour les jeunes femmes qui souhaitaient devenir perleuses. Pour ce faire, une dizaine de filles suivait un apprentissage de 6 mois dans l’atelier de la perlerie. L’enseignement était prodigué par une contremaîtresse. 10 heures par jour 6 jours sur 7, les apprenties apprenaient à souffler le verre à l’aide d’une flamme et à former des perles. Comme l’explique un article de La Revue illustré du Calvados d’août 1913 :
La perle est obtenue en ramollissant à un degré déterminé à la flamme du chalumeau l’extrémité d’un de ces tubes tenu à la bouche et roulé entre les doigts ; une insufflation plus ou moins prolongée suivant les grosseurs recherchées, dilate sous forme de sphère minuscule la partie en fusion, qui est ensuite sciée d’un geste rapide du couteau-lime.
Au bout de huit jours de formation, elles commençaient à obtenir un salaire, qui restait le même jusqu’à ce qu’elles deviennent perleuses elles-mêmes. Si toutes les ouvrières étaient appelées « perleuses », il existait en réalité différents types de travail. La majorité des femmes fabriquait les perles en soufflant le verre, d’autres faisaient des « demi-perles » et des boutons. Les femmes spécialisées dans ces créations étaient mieux rémunérées, le travail étant plus complexe.
Pour les perles qui n’étaient pas directement récupérées sous forme brute par les Déléan, il fallait faire un repris, c’est-à-dire une sorte d’ourlet pour les transformer et les rendre plus esthétiques. Une opération simple, mais qui avait aussi ses règles : il fallait récupérer les perles brutes de la perleuse et les enfiler sur des fils de fer pour ensuite les apporter à l’ouvrière sachant faire ce repris. L’enfilage des perles était moins rémunéré que celui de la perleuse, et il était souvent fait par des enfants (généralement les enfants de la perleuse). La repriseuse, en revanche, était mieux payée qu’une simple perleuse.
Il est difficile d’estimer le nombre de perleuses présentes à Argences et aux alentours avec certitude, mais les recensements de la population donnent parfois des informations intéressantes. Beaucoup d’entre elles étaient jeunes, et encore célibataires ou jeunes mariées. La majeure partie d’entre elles avait moins de 35 ans. Lorsqu’elles étaient mariées, les époux étaient soit journaliers, soit employés à la tuilerie d’Argences. Certains enfants sont identifiés dans les recensements comme « perleuse », garçon ou fille. C’est le cas par exemple de Georges Jeanpierre, âgé de 11 ans, qui est enregistré en tant que perleuse, comme sa mère. Vu son âge, il travaillait probablement avec elle, comme Victoria, la fille de 12 ans.
Dans le recensement de 1886 on trouve une notation extrêmement surprenante : un petit Andreéa de 2 ans, défini « perleuse ». Il pourrait s’agir d’une erreur, car il est évident qu’il ne peut pas exercer le métier de fabricant de perles. Plus probablement, la mère étant cheffe de famille, sa profession désigne tous les membres de la maisonnée, ce qui est rare, dans le cas des femmes.
En revanche, il est sans doute significatif que Louise Garry soit enregistrée dans les recensements comme « fabricant de perles » et « patron », au masculin. Alors que « perleuse » est un terme féminin employé pour les deux sexes, des termes qui désignent des rôles d’autorité restent au masculin .
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