8- Les enfileuses de perles françaises en grève
Autrice : Louise Bonvalet
N’employer que des femmes pour la production de perles devint commun au XIXe siècle. Et le XXe en fit une profession « féminine ». La segmentation de la production créait des spécialités, portant, en France aussi, à la création du métier d’enfileuse de perles, réservé aux femmes dans le domaine de la mode et de la décoration funéraire. En effet, la production de couronnes funéraires décorées avec des fleurs en perles de verre connut un essor spectaculaire en France.
Dees enfileuses françaises protestèrent contre leurs bas salaires et firent grève, montrant une capacité de réaction et d’organisation qui ne correspondait pas à l’image stéréotypée qu’on avait à l’époque de ces ouvrières.
Les enfileuses de la mode
Les ouvrières du monde de la mode et du semi luxe à Paris ont plusieurs surnoms aux XIXe et XXe siècles, qui indiquent comment étaient vues ces femmes travailleuses. En 1840 à Paris parut le livre Les bamboches amoureuses des grisettes de Paris. Histoires, aventures, moeurs et galanteries de ces demoiselles. L’auteur - anonyme - y donna deux définitions du mot « grisette » :
Sous la désignation générique de grisettes, on comprend les modistes, altesses de la troupe, les lingères, les monteuses de bonnet, les couturières en journée, les ouvrières en linge, les chamarreuses, les brunisseuses, les faiseuses de bretelles de corsets, de parapluies, les desservantes des restaurants copieux à 22 sous, les tapissières, les brodeuses, les giletières, les enfileuses de perles.[1]
Si l’on s’attarde en revanche sur la « dénomination classique » selon l’auteur, alors il s’agit de :
Ces jeunes filles déjà nubiles, jolies, qui ont à peine dix-sept ans et deux chemises très-élimées, couchant dans une mansarde aussi haute que la coupole du Panthéon, et n’ont absolument d’autre bien patrimonial qu’un charmant minois rose, encadré d’une chevelure ébène, une taille fine, beaucoup d’appétit et une aiguille![2]
Les conditions modestes de ces ouvrières sont soulignées à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais l’auteur s’attarde surtout leur aspect coquet et vénal. Dans la première moitié du XIXe siècle, les « grisettes » devinrent un thème non seulement de littérature (dont des vaudevilles) mais elles furent aussi représentées dans les beaux-arts. La représentation de la grisette a fait l’objet d’une exposition à la Maison de Balzac en 2016.
Des décennies plus tard, les ouvrières de la mode ne sont plus appelées grisettes, mais midinettes, un surnom qu’aujourd’hui n’est pas très flatteur et, en effet, on leur attribue toujours les mêmes défauts : elles sont vénales et coquettes. Parmi elles, on retrouve les enfileuses de perles.
Cependant, les midinettes furent souvent représentées comme coquettes mais également comme des femmes joyeuses et travailleuses.
La grève des enfileuses de Chaumont en 1890
La promesse d’un salaire féminin à Chaumont dans l’Est de la France lors de l’installation d’une usine de fleurs artificielles et de perles pour couronnes funéraires n’échappa sûrement pas aux filles habitant dans la zone de cette nouvelle fabrique en 1890. Dès le mois de février, des annonces furent publiées dans un journal local : on cherchait des apprenties de 14 à 16 ans. Mais l’entreprise connut à ses débuts des problèmes, comme le relate l’article « Une grève de femmes » dans un journal local, Le Petit Champenois du 4 avril 1890.
Les apprenties ne devaient pas être rémunérées pour leur apprentissage de trois mois, mais recevaient une « gratification laissée à l’appréciation des directeurs ». On leur promettait par la suite, une fois devenues ouvrières, 2 francs à 2 francs 50 la journée pour celles qui travaillaient le mieux. Leur première journée de travail n’était guère prometteuse du point de vue de la rémunération, car la meilleure ouvrière n’obtenait que « 15 sous », bien loin des promesses de 2 francs.
Trois jours après cet article, Le Petit Champenois relatait la rencontre entre le journaliste et les patrons de l’usine.
En moyenne, les apprenties ont été payées 10,20 F pour presque 3 mois. Les patrons s’étaient alors justifiés par le manque d’expérience des nouvelles ouvrières, n’étant pas encore assez productives pour être payées autant que prévu, convaincant alors le journaliste et soulignant que le travail bien exécuté soit fait « à la condition, bien entendu, qu’elle [l’ouvrière] s’occupe sérieusement et ne lise pas des romans à l’atelier (comme cela est arrivé), au lieu d’enfiler ses perles ».
L’article est conclu de la sorte : « Ayant entendu le pour et le contre, nous estimons que les ouvrières qui ont abandonné un travail qui pouvait devenir rémunérateur ont agi un peu à la légère ». C’est donc sans amélioration des conditions de travail que se termina cette courte grève.
Grève à la maison Ruteau (Paris)
Onze ans plus tard éclata une autre grève d’enfileuses de perles, à la maison Ruteau dans le quartier de Charonne à Paris, plus précisément dans la rue Saint-Blaise. La maison, réputée pour ses accessoires de mode, employait des enfileuses et des recouvreuses de perles. Madame Rutaud récupéra l’entreprise de son mari à son décès, survenu quelques mois avant la grève, le 9 mars 1901. C’est donc seule qu’elle dut affronter le mécontentement de ses ouvrières.
La maison exposa une partie de sa production lors de l’exposition internationale de Chicago en 1893 et à l’exposition universelle de Paris en 1900. Peu après l’exposition, le 1er octobre 1901, environ 200 ouvrières enfileuses et couvreuses de chez Ruteau entrèrent en grève pour une augmentation de salaire. Une gréviste explique au journaliste du quotidien La Nouvelle presse, le 2 octobre 1901 :
Le conflit s’est produit au sujet de la mauvaise interprétation du règlement de la maison. Nos heures de travail sont divisées en deux parties : Les unes réservées au couvrage, les autres à l’enfilage des perles. Or, la première besogne est extrêmement mal payée et nous ne pouvons gagner notre journée – qui est en moyenne de 2 fr. à 2 fr. 50 – qu’en travaillant au moins pendant deux heures à l’enfilage. La patronne ne veut nous accorder que trois heures. Voilà pourquoi la grève a été déclarée et nous ne reprendrons le travail qu’après avoir obtenu satisfaction.
La presse souligne le risque d’élargissement de la grève aux souffleuses de perles de l’établissement. En effet, en cette année 1901, c’est tout le monde de la couture et de la haute-couture qui est touché par différents types de grèves de femmes.
Avant même la grève chez la maison Ruteau, des tailleurs et des couturières de Paris manifestèrent à la bourse du Travail pendant tout le mois de février, où les femmes demandèrent une augmentation de salaire. D’autres grèves ponctuelles auront lieu dans les mois et les années suivantes, guidées par des ouvrières de maisons de coutures et de modes, amenant 200 ouvrières à faire grève en 1910 à la maison Réaumur, puis chez Henri Esders en 1911.
La grève se termina dès le 3 octobre, les ouvrières ayant cette fois-ci obtenu gain de cause. Cela n’empêcha pas le monde parisien de la mode de s’organiser et de créer des mouvements de grèves sans précédents, parfois dirigés par nulle autre que des midinettes !
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