Une galerie ouverte aux femmes

Être marchande d’art dans les années 30 demande une force de caractère exceptionnelle. Arriver à se faire un nom dans un milieu encore essentiellement masculin requiert une ténacité incroyable, Être prise au sérieux tant par les collectionneurs que par les critiques d’art relève d’une connaissance professionnelle exemplaire du marché. 

Jeanne Bucher fait partie de ces femmes pionnières qui au lendemain de la Grande Guerre se sont émancipées, défendant le droit d’exercer le métier de leur choix.

Elle comprend l’importance des réseaux, de la solidarité et de la fidélité entre les différentes communautés. Aussi, introduite par son amie Dollie Chareau, elle adhère en 1928 au Soroptimist International, premier club interprofessionnel féminin créé en France en 1924, qui lui permet de rencontrer des femmes d’affaires, des intellectuelles et des féministes engagées comme Cécile Brunschvicg, Sonia Delaunay, Suzanne Noël pour ne citer qu’elles. 

Bulletin Soroptimist, 1er février 1927, collection Bibliothèque historique de la Ville de Paris

moyens à la reconnaissance des femmes artistes en leur donnant la possibilité d’exposer.  De 1925 à 1945 on ne compte pas moins de 21 expositions féminines où 16 artistes sont présentes.

Enfin, ses collaborateurs sont essentiellement des femmes : Dollie Chareau, Marie Cuttoli et mademoiselle Bois, son assistante, également soroptimist.

On peut lire sous la plume de Muriel Jaër, sa petite fille : « Dès 1929 Jeanne Bucher avait programmé à plusieurs reprises une exposition intitulée : « De la fantaisie dans la peinture chez la femme. »  Elle ne réalisa pas cette exposition collective, préférant dévoiler le talent de ces artistes par des expositions personnelles ou associées à un nom déjà connu. 

Ainsi, dès 1925, Valentine Prax présente son travail aux côtés de Picasso, Chagall et Booshard.  Rossane Timoteef-Lurçat (1894-1954) est la première artiste à exposer seule en juin 1931 des portraits sculptés en blanc et noir de personnalités contemporaines.  Jeanne Bucher est également à l’initiative d’exposition de couples comme celles consacrées en mai 1939 à Jean Arp et à Sophie Taeuber-Arp ainsi qu’à Arpad Szenes (1897-1985) et à Viera da Silva. 

Carton d’invitation, 1938, ©droits réservés, et Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne

Notons enfin qu’elle n’oublie jamais de signaler le rôle des femmes pour la réalisation d’une exposition ou pour la formation d’élèves comme en témoigne le carton d’invitation de 1938 de l’atelier de l’art contemporain de Fernand Léger où figure le nom de Nadia Khodasievitch, assistante et future épouse de Léger.

Si Jeanne Bucher expose de jeunes artistes pour la plupart exilées, elle n’en demeure pas moins exigeante et critique.

Ainsi avant l’exposition de novembre 1942 « Sculptures et dessins d’Anton Prinner », Jeanne écrit à Eve en février qu’elle admire les hautes figures féminines totemiques en bois sculptées par l’artiste : « C'est génial mais inégal, prometteur surtout : je vais faire pour elle une exposition (j'ai aussi acheté un grand fusain qui représente des tournesols). J'étais très émue comme on peut l'être de la naissance d'un enfant. »  

Carton d’invitation, 1942, ©droits réservés, et Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne

Quelle audace d’ouvrir, sous l’occupation allemande, sa galerie à cet artiste d’origine hongroise, né femme sous le nom d’Anna Prinner, puis devenu Anton Prinner (1902-1983) que Picasso surnomme « Monsieur Madame » au moment où son œuvre prend une orientation mystique, s’inspirant de l’art égyptien.

Carton d’invitation, 1944, ©droits réservés, et Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne

Devant les toiles de la Géorgienne Vera Pagava, Jeanne Bucher s’exprime ainsi : « Les femmes sont très douées, mais elles n'ont pas toujours la persévérance. Cependant j'ai confiance en regardant votre visage et je ferai votre exposition. »  Pour lui assurer un plus grand public, elle associe son nom en juin 1944 à celui de Dora Maar sachant que Picasso amènerait ses amis visiter l'exposition. Elle ne s’était pas trompée : le livre d’or est couvert de signatures d’intellectuels parisiens résistants et, en 1966, Vera Pagava représentera la France à la Biennale de Venise où une salle est consacrée à ses aquarelles.  

 

D’autres femmes ont joué un rôle important dans la carrière de galeriste de Jeanne telles la relieuse Rose Adler, la modèle devenue galeriste Dina Vierny, ou encore ses deux filles et tout particulièrement Ève à qui elle pensait léguer la galerie comme en témoigne cette lettre de 1943 : « Je vais te parler affaire à présent, les patentes sont montées à haut prix, car on en délivre plus. Quelqu'un est venu m'offrir de m'acheter la mienne, mais en me demandant de rester dans l'affaire : j'ai dit que l'argent ne m'intéressait pas, et que j'avais l'intention de travailler jusqu'au bout. Je me suis informée et en général je prends des mesures pour que ce capital vous reste, car la licence ou patente est transmissible par héritage. Si donc je devais cesser de travailler avant que tu ne sois de retour je m'arrangerai pour que cela vivote en attendant ; si tu ne voulais pas continuer (et en effet le côté administratif est très ennuyeux, les relations avec les collègues demandent de l'expérience et une dose d'astuce, sans quoi on a le rôle désagréable de la dupe) tu pourras vendre ta patente tout en conservant les œuvres qu'il faudrait où conserver ou vendre en bloc ».

En 2025, date anniversaire du centenaire de la galerie, son arrière-petite-fille Véronique Jaeger assume la Direction générale…