Paris : de l'univers des livres à celui des tableaux et des sculptures
À son arrivée à Paris en 1922, Jeanne Bucher est introduite par son ami Jean Lurçat dans le cercle des « Suisses de Paris », les frères Budry, auprès de son ami d’enfance, le médecin Jean Dalsace, lorrain comme lui et de l’architecte-décorateur Pierre Chareau.
Jeanne Bucher travaille au théâtre du Vieux Colombier comme secrétaire administrative de la troupe Pitoëff, emploi qu’elle abandonne assez vite pour commencer une seconde vie à Paris : celle de marchande d’art.
Sur cette photographie du 3 rue du Cherche-Midi, nous pouvons lire : « Editions (en haut à gauche), Librairie Jean Budry et Cie, étrangère traductions (en haut à droite) et sur la vitrine du magasin « La boutique ». Derrière ces enseignes se cachent des négociations complexes aboutissant à un accord commercial tripartite conclu entre les frères Budry, Pierre Chareau et Jeanne Bucher, soutenue financièrement par Jean Dalsace.
Paul Budry (1883-1949)), poète et critique, s'est associé à son frère Jean (1888-1944) pour fonder à Paris, après-guerre, une maison d'édition, installée dans une ancienne épicerie de la rue du Cherche-Midi. Quant à Pierre Chareau (1883-1950), il cherche un local rive gauche pour ouvrir une boutique tenue par son épouse Dollie (1880-1967) afin d’y exposer et vendre ses créations, des lampes en métal serties de feuilles d’albâtre, du mobilier domestique en bois précieux, des fauteuils habillés de cuir ou de tapisseries signées de son ami Jean Lurçat. Louise Dorothée Dyte Chareau dite Dollie Chareau est la grande amie de Jeanne Bucher. Assistante de son mari, elle est aussi artiste décoratrice et réalise des coussins et des voilages. Soucieuse des droits des femmes, elle l’introduit auprès des membres du Soroptimist . Comme elle n’a pas pu avoir d’enfant , elle élève en partie le petit-fils de Jeanne Bucher, Pierre, le fils de Sybille. Enfin, Jeanne souhaite continuer sa carrière de bibliothécaire tout en assurant des traductions d’auteurs étrangers.
Il est alors acté que les Budry tiennent la librairie à l'étage, que Jeanne Bucher crée le département Bibliothèque étrangère au 3e étage en y installant son logement et que Pierre Chareau ouvre une boutique de mobilier et de décoration au rez-de-chaussée.
Les frères Budry viennent de publier Sept manifestes Dada de Tristan Tzara et sont devenus les dépositaires de la revue L’Esprit nouveau de Le Corbusier ; Pierre Chareau se fait remarquer comme un architecte décorateur novateur à l’Exposition Internationale des Arts décoratifs et industriels : c’est dans ce contexte que Jeanne Bucher organise sa première exposition. Elle édite un carton d’invitation annonçant une exposition collective du 4 mai au 4 juin 1925. Sa nouvelle carrière est lancée. Choix qu’elle ne regrettera jamais.
La lecture du carton appelle plusieurs remarques. L’exposition se tient dans la boutique Pierre Chareau et donc s’intègre à l’aménagement du magasin en proposant des petits formats (gravures, dessins et aquarelles) susceptibles de trouver facilement une place dans les intérieurs des clients de La Boutique. Elle est collective, réunissant cinq artistes - cinq hommes - aux styles bien différents : Gromaire (1892-1971), le voisin d’atelier de Lurçat n’appartenant à aucune école, Pascin (1885-1930), le « Prince de Montparnasse », expressionniste, Marcoussis (1878-1941), cubiste, et Lurçat, l’ami de toujours. Enfin, un sculpteur, Lipchitz (1891-1973).
Le carton annonce également l’exposition suivante qui présente Bosshard (1889-1960) artiste suisse et ami des Budry, Chagall (1887-1985) et Picasso (1881-1973), connus des collectionneurs et des critiques et une femme, Valentine Prax (1897-1981), artiste peintre qu’il serait réducteur de ne définir que comme l’épouse de Zadkine.
Un espace d’exposition permanente de peintures et de gravures est signalé au troisième étage. La photographie de la Bibliothèque Étrangère montre en effet l’équilibre que Jeanne Bucher a dans un premier temps su trouver entre la place consacrée aux livres rangés sur les étagères et les œuvres et gravures exposées.
De 1926 à 1928, Jeanne Bucher expose à La Boutique : Braque, Juan Gris, Picasso, Chirico et Bauchant pour ne citer qu’eux.
En 1928, ne pouvant présenter de grands formats faute de place, elle loue à deux reprises un vaste espace, rive droite, la salle Magellan, au 9 de la rue du même nom. En mai, la première exposition rassemble 14 peintres contemporains (Braque, Chagall, Dufy, Ernst, Gris, Hugo, Jacob, Laurens, Léger, Lurçat, Marcoussis, Pascin, Picasso, Rouault) et la seconde en juin présente 75 toiles d’André Bauchant, artiste naïf qu’elle a découvert et qui sera sa plus grande réussite commerciale.
En 1929, Jeanne Bucher reprend la galerie voisine « Au Sacre du Printemps « située au 5 rue du Cherche Midi. Ouverte en 1925 par le compositeur, bibliophile et écrivain autrichien Jan Hans Effenberger Silwinski (1884-1950), elle exposait des artistes de tous horizons comme Kiki de Montparnasse (1901-1953) ou comme le photographe hongrois André Kertesz (1894-1985). Malgré le succès remporté en 1928 par l’exposition « Le Surréalisme existe-t ’il ? » avec des œuvres de Max Ernst (1891-1976), d’André Masson (1896-1987), de Francis Picabia(1879-1953) et d’Yves Tanguy (1900-1955), Hans Effenberger, criblé de dettes doit s’en séparer. Jeanne Bucher a 57 ans. Enthousiaste n’ayant certainement pas perçu la gravité de la crise économique, elle inaugure ainsi le 22 mars 1929 à 16 heures sa première galerie-librairie.
Le critique d’art Christian Zervos écrit : « Pour inaugurer sa nouvelle galerie, Mme Jeanne Bucher a réuni les œuvres de peintres qui ont réalisé à l'heure actuelle les tendances les plus caractéristiques et les plus intéressantes de l'École de Paris. Le cubisme est représenté par Picasso, Braque, Juan Gris et Marcoussis, le surréalisme par Max Ernst et Miro et la nouvelle peinture indépendante par Jean Lurçat. La sculpture est représentée par les deux meilleurs artistes de la nouvelle génération Henri Laurens et Jacques Lipchitz. L’ensemble de cette exposition d'une très belle tenue donne une impression très nette de l'art d’aujourd’hui.» L’article de Zervos est illustré de deux photographies dont celle de l’accrochage des Braque.
Au tournant des années 1930, la crise économique agite le marché mondial de l’art. La galerie ne cesse pas complètement ses activités mais, acculée financièrement, Jeanne Bucher organise avec ses artistes à succès comme Bauchant et Campigli des expositions rive droite, rue Vignon chez Marie Cuttoli, créatrice de la maison de mode, de tapis et de décoration Myrbor.
La galerie du 5 rue du Cherche-Midi devient un lieu de rencontre entre les peintres et les écrivains. Jeanne Bucher se lance dans l’édition de livres d'artistes. Les Éditions Jeanne Bucher lui permettent de conserver sa galerie jusqu’en 1933.
Après une année d’interruption, Jeanne Bucher s’associe en 1935 avec Marie Cuttoli pour fonder la galerie Bucher-Myrbor, située au 9 ter du boulevard du Montparnasse. Le rez-de-chaussée est consacré aux expositions, le premier étage à son appartement.
Le vernissage inaugural eut lieu le 19 décembre 1935 de 15h à 19h et de 21h à 24h. De nombreuses personnalités y assistent et découvrent la collection d'Henri Laugier, le compagnon de Marie Cuttoli, regroupant des peintures de Braque, Dufy, Léger, Lurçat, Marcoussis, Miro, Picasso, Utrillo et de Valentine Prax ainsi que des tapisseries de Lurçat et Rouault.
Jusqu’en 1946, date de son décès, Jeanne Bucher organise avec audace de nombreuses expositions.
Ces trois lieux résument l’histoire de « sa seconde vie », celle d’une femme libre et cheffe d’entreprise.