La Suisse : le temps de l'émancipation (1908-1922)
Cette photographie anonyme prise sur un balcon, dans une ville qui ne peut être identifiée, illustre l’amitié intellectuelle naissante qui unira toute leur vie Jeanne Bucher et Jean Lurçat. Liens fraternels que rien ne viendra ternir, parcours croisés tant artistiques que politiques. Dans l’hebdomadaire Arts du 15 novembre 1946, on lit sous la plume de Jean Lurçat : « Elle était exceptionnellement vive d'allure, curieuse. Aux valeurs établies elle accordait toute la déférence, parfois la dévotion qui leur étaient dues, mais son essentielle préoccupation fut, de 1924 à 1946, durant ces vingt-deux années de son activité en tant que galerie et en tant qu’éditeur, de rechercher et d’épauler les « choses difficiles ». Jeanne Blumer reprend progressivement goût à la vie. Elle écrit : « C’est curieux, il me semble que je « mange » la vie, tantôt c'est crème délicieuse et tantôt pain amer. Le principal c'est d'en sentir le goût !... »
La musique l’accompagne jusqu’en 1913. Elle fréquente les Busoni ainsi que le violoniste Casadesus et sa femme, voyage, s’ouvre au monde et développe un réseau d’amitiés artistiques.
En 1912, elle rencontre Jean Lurçat à Paris, qui s’occupe de la revue Les Feuilles de Mai et qui lui propose d’écrire des articles. Elle publie ses premières traductions de l’allemand de poèmes de Richard Dehlmel et de Rainer Maria Rilke.
Elle gagne ainsi en confiance et commence à gagner sa vie très modestement. Pour conquérir sa liberté, elle décide de se former. Elle s’inscrit, à Fribourg, à un stage de bibliothécaire suivi d’un autre d’infirmière. À quarante et un ans, elle commence une carrière professionnelle comme bibliothécaire auxiliaire, ce qui lui assure enfin une autonomie financière.
Quand la guerre éclate, elle est infirmière volontaire dans les hôpitaux militaires de Lyon où elle reste sept mois. Puis, en 1915, elle s’installe à Genève où elle travaille trois ans comme surveillante à la salle des périodiques de la bibliothèque.
C’est à cette période que son amitié avec Jean Lurçat se consolide. Alors qu’il est blessé, elle lui adresse des colis et des lettres de réconfort. En 1915, Jean Lurçat se confie :
« L’amitié de Mad. Blumer, ses lettres pleines d'une affection très passionnée, la lettre d’Eve et de Sibylle, le souvenir de leur beauté et le désir de revivre à côté d'elles de temps à autre m’ont beaucoup affaibli. J’aime passionnément ces petites amies et je n'ai pas passé de jours sans jeter les yeux sur la photographie d'elles et de leur mère qu'elles m'avaient fait parvenir. »
En 1916, Jeanne organise pour la première fois de sa vie une exposition. Elle sélectionne des dessins de Lurçat qu’elle propose à la galerie Gottfried Tanner de Zurich. En 1917, elle est l’origine d’une deuxième exposition de Jean Lurçat où il présente ses premières tapisseries exécutées au point de canevas par la mère de l’artiste comme Filles vertes.
La Suisse neutre se transforme en terre d'asile pour une société artistique internationale où des talents émergent. Jeanne fréquente des peintres, des musiciens et des poètes exilés comme Igor Stravinsky, Tristan Tzara, Isadora Duncan et Georges Pitoëff qui la soutiendront dans ses choix.
En 1920, à la majorité de ses filles, elle divorce en février 1921, son frère décède des suites d’une blessure de guerre; à la même période, elle s’installe à Genève et est employée par la compagnie Pitoëff comme secrétaire d’administration. Ses filles rejoignent la compagnie : Eve, devenue l’actrice Eve Casalis, épouse Alexandre de Springer (alias Alic), peintre et décorateur de la troupe, et Sybille, élève de piano au Conservatoire, épouse Gabriel Rosser (alias Birel), secrétaire impresario factotum du théâtre et occasionnellement acteur.
Ayant repris son nom de jeune fille, Jeanne Bucher, maîtresse de sa vie, part à la conquête de Paris, en suivant Georges Pitoëff en tournée au Théâtre du Vieux Colombier.
La photographie d’Eve Blumer (1898-1970), fille aînée de Jeanne Bucher, dédicacée au verso de son nom d’artiste Eve Casalis au peti(t Hartemande ?), est datée de février 1920, à Genève.
Comme la dédicace l’indique, Eve Casalis a pris les traits de Marie Duplessis, courtisane plus connue sous le nom de la Dame aux Camélias, personnage d’une pièce dramatique de Sacha Guitry, Deburau où l’acteur, Jean-Gaspard Deburau, mime au théâtre des Funambules, célèbre et courtisé par de nombreuses admiratrices, tombe sous le charme d’une jeune-fille portant à la ceinture un camélia. Il s’agit probablement de son dernier rôle sur les planches genevoises avant de rejoindre la troupe de Georges Pitoëff (1884-1939) à Paris.