Femme de passion, amour impossible !
Cette photographie de Jeanne et de Charles Guérin dans un arbre à Guebwiller, prise en 1902, traduit leurs aspirations à s’élever au-dessus de la fadeur de l’ordinaire et à surplomber le monde. Elle n’est pas non plus sans rappeler les vers du sonnet « L'amour nous fait trembler comme un jeune feuillage », écrit en 1896 par le jeune poète lorrain.
Dès leur première rencontre, en novembre 1900, naît une complicité intellectuelle qui se transforme rapidement en une passion incontrôlée. Jeanne Blumer est alors enceinte de sa seconde fille ; sa condition de femme au foyer souvent malmenée ne lui convient plus. Charles Guérin est un poète talentueux, symboliste en quête d’absolu. Ils échangent plus de deux mille lettres de 1901 à 1906 : au début, ils dissertent sur la poésie, l’amitié, mais rapidement le ton s’enflamme. Il devient « l’oncle Charles » pour les filles de Jeanne, un ami proche du couple Blumer, allant jusqu’à voyager en Sicile avec eux en 1902. `
À partir de cette date, Jeanne et Charles deviennent amants. Jeanne découvre l’amour qu’elle n’a jamais connu, vit dans la culpabilité et songe à se séparer de son mari. Charles, quant à lui, débordé par ses sentiments, est déprimé et n’arrive plus à écrire. Jeanne, muse et inspiratrice, l’encourage et l’aide pour la publication de L’Homme intérieur en 1905.
Cette situation dure jusqu’en automne 1906, date à laquelle Fritz Blumer intercepte un courrier et pose un ultimatum à sa femme : « vivre six mois sans voir Guérin, puis prendre la décision de partir ou de rester ».
Jeanne, comme elle le consigne dans son journal intime, est perdue et cherche une réponse dans la foi, priant et se rendant à la cathédrale chaque jour.
Le 21 février 1907, elle adresse une lettre à Charles annonçant qu’elle renonce à leur amour : « J'ai fait le véritable sacrifice de mon bonheur et de ma vie ; après soixante heures d'une agonie de l'âme d'où ne pouvait sortir que la destruction ou la délivrance j'ai été inondée d'une lumière inconnue, la première manifestation de Dieu en moi. » Charles décède peu de temps après, le 17 mars 1907, d’une méningite.
Affectée par cette mort dont elle se sent en partie responsable, elle prend conscience des freins que la société impose aux femmes encore privées de nombreux droits. On peut penser que son ardeur au travail, sa force à accompagner les artistes en difficulté, son audace et son courage seront le résultat de cette tragédie, conséquence logique d'un chagrin durable.
Ce n'est qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale que Jeanne quitte finalement son mari pour une nouvelle vie, se souvenant sûrement ce qu’elle avait écrit le 29 janvier 1907 : « En ce moment, forte de ce que je sais, et n'espérant plus de bonheur que dans l'espoir d'éviter pour les autres de plus grands maux, assez âgée pour pouvoir renoncer à la vie […], je me résignerai naturellement pour l'amour des enfants, à supporter aussi la présence de Fritz, ce que je n'aurais pas fait il y a quelques années, dans le cas où j'eusse été libre, c'est à dire que j'eusse été à Charles. Avec une telle somme d'ardeur et de forces, j'aurais subsisté seule ; j'aurais pris un enfant et abordé un sort nouveau tout d'indépendance. Après la prison de l'école, ce fut celle des conventions de ma petite ville, desquelles je commençais à me libérer lorsque j'entrai dans celle du mariage, qui fut seulement une prison pour le cœur ! C’est l'histoire de ma vie en trois étapes jusqu'à l'heure où l'amour pour un être auquel j'aime à donner tout ce que j'ai me libéra et donna un sens à ce qui était en moi. »