Les femmes dans les sociétés savantes
Auteur : Nathalie Richard
Les sociétés savantes du xixe siècle sont des cercles bourgeois qui excluent largement les femmes.
Après la Révolution française, le monde des amateurs en sciences se transforme au même rythme que la société dans son ensemble. Il s’ouvre très largement aux nouvelles catégories sociales et se structure plus nettement autour de sociétés savantes dont le développement a été très rapide tout particulièrement dans les dernières décennies du xixe siècle. Autour de 1900, les grandes villes hébergent plusieurs associations et presque toutes les villes petites et moyennes en abritent au moins une (fig. 1 et 2).
Dans de nombreux domaines, telles l’archéologie préhistorique, l’astronomie ou les sciences naturelles, ces sociétés savantes jouent un rôle important jusqu’au milieu du xxe siècle. Leurs membres collectent des informations et des données qui sont le plus souvent centralisées ensuite dans les laboratoires ou les institutions académiques, où elles sont interprétées par des scientifiques. Cette complémentarité entre savants professionnels et amateurs se délite lorsque l’expérimentation prend le pas sur l’observation, par exemple en biologie lorsque la génétique permet d’identifier et de classer les espèces. Mais si la science de laboratoire l’emporte sur les pratiques de terrain, la contribution des amateurs ne disparaît jamais totalement dans de nombreuses disciplines. L’importance de leurs apports, notamment dans la collecte de données, est de nos jours reconnue et de nombreuses institutions scientifiques, à l’image du Muséum national d’histoire naturelle à Paris, promeuvent des projets de science participative.
Le développement des sociétés savantes est étroitement lié à la promotion économique, politique et culturelle de la bourgeoisie. Ces associations contribuent à la consolidation d’une identité de classe fondée sur des valeurs spécifiques, parmi lesquelles le travail, le sérieux et l’émulation jouent un rôle central. Ces structures offrent en effet un espace où ces valeurs peuvent se déployer pleinement, autour de pratiques amatrices perçues comme des « loisirs sérieux », pour reprendre une expression forgée par le sociologue américain Robert Stebbins. Elles fonctionnent comme des cercles fermés, dont l’accès est contrôlé par des procédures de cooptation. Et si elles accueillent sans difficulté dans leurs rangs des héritiers des élites aristocratiques anciennes, elles restent largement fermées aux catégories populaires. Dominées par la bourgeoisie, ces sociétés savantes reproduisent l’idéologie des sphères séparées du public et du privé, selon laquelle les femmes sont assignées à l’espace domestique et les hommes à l’espace public du travail et de la politique.
Les femmes sont de ce fait largement exclues des sociétés savantes, à tout le moins jusqu’à l’entre-deux-guerres. Mais elles n’en sont pas totalement absentes. Épouses et filles des membres sont souvent associées aux activités mondaines de ces associations, aux séances publiques et aux excursions. Elles y jouent parfois un rôle important de patronage et de collecte de fonds et contribuent par ce biais au développement des connaissances (fig. 3).
Quelques sciences sont plus ouvertes aux amatrices.
Certaines sciences sont jugées plus convenables que d’autres pour les femmes. Il en est ainsi de la botanique qui est préconisée dans l’éducation féminine dès le xviiie siècle, par Jean-Jacques Rousseau par exemple. Dans sa dimension descriptive plus que théorique et dans ses aspects esthétiques qui permettent de mobiliser des savoir-faire réputés féminins, tel le dessin, la botanique est vue comme susceptible de procurer des savoirs sur la nature et une forme d’exercice physique adaptés aux dames et aux demoiselles. La connaissance des plantes est aussi jugée utile pour soigner les maux ordinaires des membres de la famille. Des ouvrages de botanique sont ainsi spécifiquement destinés aux femmes et celles-ci intègrent parfois des sociétés savantes dédiées, comme les Sociétés linnéennes qui se créent à partir de la fin du siècle des Lumières pour célébrer et prolonger l’œuvre du naturaliste du xviiie siècle Karl von Linné.
Si les femmes participent aux excursions botaniques, aux collectes de plantes et à la réalisation d’herbiers, elles ne présentent qu’exceptionnellement des communications lors des séances des sociétés savantes et ne publient que rarement des travaux scientifiques. Lorsqu’elles réalisent des herbiers, elles mêlent d’ailleurs souvent intentions scientifiques et artistiques. Elles réalisent parfois des tableaux associant plusieurs fleurs, ou découpent les végétaux pour les transformer en images. Lorsqu’elles deviennent des autrices, c’est le plus souvent en rédigeant des ouvrages de vulgarisation destinés à leurs congénères ou aux enfants, à l’instar de Joséphine Le Breton, autrice d’une Botanique pour tous en 1878 (fig. 4)
Avant 1914, les amatrices reconnues dans ce domaine sont donc rares. Une exception est, au Mans, Louise Cauvin (1776-1847), qui pratique la botanique avec son mari Thomas, présente des communications aux Congrès scientifiques de France et réalise des herbiers de référence, dont un volume dessiné consacré aux cryptogames. Plus active que son mari dans ce domaine, Louise est plus reconnue que lui par les amateurs de son époque. Elle est par exemple remerciée par Narcisse Desportes pour l’aide qu’elle lui a apportée dans la rédaction de la Flore de la Sarthe et de la Mayenne en 1838. Louise est ainsi la véritable autrice de « l’Herbier Cauvin » conservé au musée Vert, muséum d’histoire naturelle du Mans (fig. 5 et 6). Pendant longtemps toutefois, celui-ci a été attribué à son mari Thomas, tant l’idée d’une femme autrice d’une importante collection scientifique était inconcevable.
Après 1918, les amatrices deviennent plus nombreuses et un peu plus visibles.
Après la Première Guerre mondiale, les femmes françaises accèdent plus facilement à l’enseignement supérieur. Les sociétés savantes s’ouvrent quant à elles plus largement aux catégories modestes éduquées, notamment aux instituteurs et aux institutrices. Les femmes y restent minoritaires, mais deviennent un peu plus visibles.
Certaines amatrices connaissent d’ailleurs un destin exceptionnel. Elles deviennent des chercheuses reconnues et signent ou co-signent des publications. En archéologie, par exemple, tel est le cas de Suzanne Cassou de Saint-Mathurin (1900-1991), membre de la Société préhistorique de France. Elle bénéficie d’un niveau d’éducation, de moyens financiers et de réseaux sociaux qui lui permettent de pratiquer sa science selon des modalités qui ne la distinguent ni de ses homologues masculins ni des rares professionnels, avec lesquels elle dialogue. Après des études à Oxford, elle se passionne pour la préhistoire et y consacre l’essentiel de son temps et de ses moyens à partir de la fin des années 1930. Suzanne Cassou de Saint-Mathurin se lie avec la Britannique Dorothy Garrod, première femme à obtenir une chaire de préhistoire à Cambridge en 1939, avec laquelle elle fouille pendant de nombreuses années (fig. 7 et 8).
Entre 1946 et 1964, leurs recherches concernent notamment l’abri préhistorique orné du Roc-aux-Sorciers (Vienne, France) dont Suzanne Cassou de Saint-Mathurin est propriétaire (fig. 9 et 10).
Autrice de plus de trente publications, dont beaucoup sont co-signées avec Dorothy Garrod, Suzanne Cassou de Saint-Mathurin n’accède pourtant que tardivement à une position qui la fait entrer dans le monde des professionnels de la préhistoire, comme chargée de mission au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, en 1969. Avant 1945, certaines amatrices françaises ont ainsi pu devenir des actrices reconnues de leur discipline, mais elles n’obtiennent une reconnaissance professionnelle qu’avec difficulté. Elles restent souvent des amatrices par nécessité plus que par choix.
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