Un monde en soi
L’utérus est l’un des organes les plus propices à l’émergence et à la circulation d’idées reçues et de fantasmes en tous genres. L’une des raisons à cela est sans doute le mystère qu’il a longtemps constitué pour des hommes se posant en sachants du corps féminin et de cette matrice dont ils sont, eux, dépourvus. Qu’elles soient fantasmées ou réelles, les raisons de considérer l’utérus comme une entité à part sont nombreuses, faisant de lui un véritable monde en soi.
Un organe autonome jusqu’à en être mobile
Les médecins et philosophes de l’Antiquité gréco-romaine (Hippocrate, Platon etc.) ont, très tôt, conféré à l’utérus des propriétés particulières, faisant de lui une entité agissante sur la santé et le comportement des femmes. Arétée de Cappadoce, auteur d’un traité médical, Des signes et des causes des maladies aigües, écrivant en grec au Ier ou IIe siècle apr. J.-C., en fait d’ailleurs « un être vivant dans un autre ». Comme nombre de ses confrères de l’époque, il prétend que l’utérus est mobile et voyage dans le corps de la femme au gré des circonstances et de façon tout à fait indépendante de la volonté de celle-ci (fig. 1). Cette tendance est déjà décrite quelques siècles plus tôt par les médecins hippocratiques pour qui la matrice peut migrer dans le corps en fonction de la chaleur, de l’humidité de ce dernier mais aussi des odeurs et causer ainsi des problèmes de santé. Desséché, l’utérus se meut en quête d’une humidité supposée salvatrice. On trouve, dans la littérature médicale du temps, de nombreux remèdes gynécologiques, potions ou pessaires*, confectionnés à base de substances fortement odoriférantes destinées à faire revenir l’organe à sa place et ainsi à guérir la patiente. C’est d’ailleurs de cette époque que date également la conception de l’hystérie en tant que maladie causée par les vagabondages de la matrice (voir la notice « Un organe toujours vulnérable ? »).
Pour certains auteurs du IIe siècle apr. J.-C., comme Soranos ou Galien, si l’organe est bien mobile, ses migrations sont restreintes à la seule cavité abdominale, fixé qu’il est par des ligaments lui donnant l'aspect d'une pieuvre. Celle-ci fait référence à l’humidité d’une matrice hydratée qui peut se mouvoir grâce à ses tentacules dès lors qu’elle devient sèche. Cet aspect, combiné à celui d’une ventouse* médicale, se retrouve sur une intaille des IIe-IIIe siècles apr. J.-C. (voir la notice « (Dé)couvrez cet utérus que je ne saurais voir ») utilisée comme amulette protectrice de la grossesse. La ventouse à tentacules symbolise l’utérus au centre d’un cercle magique formé par un ouroboros, un serpent se mordant la queue, surplombant une clef dont l’action des dents permet d’ouvrir ou fermer l’organe, conservant ou libérant son précieux contenu. Ces considérations sur l’utérus errant perdurent pendant très longtemps. Ainsi, au XVIe siècle, Ambroise Paré, chirurgien et anatomiste de renom, accorde-t-il encore du crédit à cette croyance. Elle demeure partagée par une partie du corps médical jusqu’au XIXe siècle.
Un organe sensible : le lieu des premières sensations
S’il n’est pas le petit animal capricieux, autonome et vagabond dépeint par les médecins anciens, l’utérus est bien un monde à part dans le corps. La médecine moderne a mis en lumière certaines de ses propriétés et caractéristiques longtemps méconnues. Premier lieu d’habitat de l’être humain, il est aussi celui de ses premières découvertes. C’est en son sein que les futurs bébés expérimentent leurs sens.
Les études sur la vie fœtale analysent les phases de développement des organes sensoriels. Chronologiquement, le toucher se manifeste d’abord. Dès la quatrième semaine de gestation, l’embryon est doté de certains récepteurs propres à ce sens qui se développe tout au long de la grossesse, le rendant sensible aux effleurements. Plus tard, on peut même le voir parfois à l’échographie sucer son pouce ou se caresser le visage. Dès la onzième semaine, le fœtus est en capacité de sentir le goût des aliments ingérés par celle qui le porte. À partir d’un examen par écho-doppler (fig. 2), il est possible de faire apparaître par contraste de couleurs la circulation du liquide amniotique (ici en bleu) dans les fosses nasales et la bouche du fœtus. Ce dernier sait faire la différence entre les principales saveurs : sucrée, salée, amère et acide. Il en va de même pour l’olfaction. Depuis les années 1980, des recherches se sont penchées sur les conditions d’acquisition de l’odorat au cours de la vie embryonnaire et fœtale, d’abord chez les animaux. À la fin des années 1990, cette capacité a été mise en évidence in utero pour l’espèce humaine. Une étude très récente, publiée en septembre 2022, menée par des chercheurs anglais et français, a même montré que les fœtus réagissaient différemment aux saveurs et aux odeurs. Une expérience consistant à faire manger des carottes ou du chou kale à des femmes gestantes a mis en évidence des réactions différenciées chez leur progéniture, constatées par le biais du recours à l’échographie 4D. En effet, les fœtus ayant ingéré du chou présentaient une expression larmoyante tandis que ceux exposés aux carottes affichaient un visage souriant sur les clichés de l’imagerie médicale.
L’audition commencerait à l’intérieur de l’utérus autour de la vingt-sixième semaine de grossesse, le fœtus percevant d’abord les bruits du corps (cœur, système digestif, etc.) puis certains sons venant de l’extérieur. C’est enfin la vue qui apparaît. Autour du septième mois les paupières du fœtus s’ouvrent mais il ne peut alors distinguer que des ombres ou des points de lumière vive. L’utérus est alors perçu comme une paroi ou une frontière, une zone de contact entre le dedans (le fœtus) et le dehors (le monde sensible).
Un lieu d’habiter fantasmé
Ce cocon primitif a de longue date été considéré comme un environnement sécurisant et rassurant que l’individu en quête de bien-être chercherait à retrouver même fugacement. La grotte d’Utroba en Bulgarie, nommée aussi « grotte de l’utérus », qui daterait de plusieurs siècles avant notre ère (fig. 3), montre cette fascination ancienne pour l’organe et son potentiel de « refuge ». À l’origine simple faille naturelle, elle aurait été élargie par les Anciens. Son entrée à l’apparence singulière d’une vulve donne l’impression de pouvoir pénétrer aux tréfonds du corps jusqu’à la cavité utérine. L’autel découvert en son sein laisse à penser qu’elle aurait été utilisée comme sanctuaire de la fécondité à plusieurs époques. Aujourd’hui encore, des couples infertiles s’y rendent dans l’espoir de pouvoir procréer à l’issue de ce pèlerinage, assistés par l’aura de ce lieu considéré comme magique.
Cette idée d’un « utérus-habitat » se retrouve sur d’autres supports. Ainsi un manuscrit du Xe siècle, copie d’un traité de gynécologie de Soranos (IIe siècle), adapté et traduit par Mustio (Ve-VIe siècle), comporte une série d’illustrations : l’une d’elles (fig. 4) présente quatre utérus chacun rempli d’un futur individu représenté sous les traits d’un homoncule*. Ce phénomène, fréquent dans l’iconographie chrétienne, illustre bien cette considération de l’utérus comme un habitat fantasmé.
L’époque très contemporaine a sans doute poussé cette représentation à son paroxysme. Des installations et dispositifs de tout type sont proposés afin de retrouver la protection et le bien-être régant supposément dans cet habitat premier, artistes et créateurs se saisissant notamment de la question. On pense à l’installation temporaire, Hon (« Elle – une cathédrale »), proposée par Niki de Saint-Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt au Moderna Museet de Stockholm en 1966. Cette imposante sculpture incarnant une « déesse païenne de la fécondité » prenait la forme d’une immense femme enceinte, couchée sur le dos : les visiteurs pouvaient y pénétrer en entrant par son vagin puis gagner son utérus. Les designers d’ameublement n’ont pas hésité non plus à créer des objets évoquant un tel environnement, comme le finlandais Eero Saarinen qui, en 1948, à la demande d’une de ses amies, a créé la Womb Chair (fig. 5). Le fauteuil conçu afin d’offrir le plus de confort possible permet à son occupant ou occupante une détente maximale à l’instar, peut-être, des sensations ressenties dans la cavité utérine. Ces inventions ont fait des émules, semble-t-il, dans le domaine de l’hébergement et de la relaxation puisque l’on a vu fleurir, récemment, des hôtels ou spas offrant d’accueillir leur clientèle dans un environnement utérin. Les chambres ou les espaces de délassement se proposent alors de recevoir métaphoriquement les personnes au sein d’un utérus, considéré comme lieu de confort et de bien-être par excellence.
Cette idée de l’utérus-habitat a été interrogée, en 2022, dans le cadre du projet « Utérus & Co » encadré par Céline Ader enseignante en Arts plastiques, au collège de La Villemarqué à Quimperlé (56). Les élèves d’une classe de quatrième ont ainsi conçu une production artistique autour de la visite d’une entreprise d’utérus artificiels en l’an 2119. Dans ce monde fictif, la fonction reproductive est externalisée « pour libérer les corps ». Entre imaginaire et poésie dystopique, cette installation-performance met en scène nombre de questions éthiques et politiques : l’invisibilisation des vécus de fausses couches et d’avortements, la fragilité des acquis en matière de droits reproductifs, les contraintes et assignations liées au fait d’avoir ou pas un utérus. Une représentation en a été proposée en octobre 2022 à l’Université Bretagne Sud. La déambulation dans les travées d’un amphithéâtre (fig. 6) permettait au public de découvrir différents types d’utérus artificiels comme autant de produits présentés à la vente par les jeunes artistes. Dans celui de Jeanne P., intitulé Utérus le nid (fig. 6), un ou deux fœtus peuvent rester en gestation pendant douze mois, et ainsi naître déjà en capacité de parler. Ce « nid », autonome, est cependant accueillant.
Enfin, le souhait de retour à l’état originel et au séjour utérin a pu se rencontrer jusque dans le traitement des corps après la mort. En effet, dès la période préhistorique et encore dans l’Antiquité, il n’est pas rare de rencontrer des tombes de jeunes enfants dites à enchytrisme. Cette locution désigne le fait d’inhumer le corps des petits défunts au sein d’un contenant en céramique (amphore, vase, marmite, etc.). Ainsi, l’intérieur d’une large amphore (fig. 7) découverte lors de fouilles archéologiques à Himère (une cité grecque de Sicile) abrite les restes d’un nouveau-né, accompagnés d’un petit vase en guise d’offrande. Le site d’Astypalée en Grèce a fourni un ensemble exceptionnel de sépultures de ce type (plus de 2750) datées de 850 av. J.-C. jusqu’à l’époque romaine. La signification de ce rite nous est donnée par les textes. Le vase joue le rôle de la matrice, il s’agit de rendre symboliquement l’enfant au milieu qu’il a quitté récemment.
Bibliographie :
V. Dasen, « Métamorphoses de l’utérus d’Hippocrate à Ambroise Paré », Gesnerus, 59, 2002, p. 167-186.
V. Dasen, « Un animal dans l’animal », Revue des Deux Mondes, mai 2005, p. 91-100.
B. Schaal, « À la recherche du temps gagné. Comment l’olfaction du fœtus anticipe l’adaptation du nouveau-né », Spirale, 59, 3, 2011, p. 35-55.
B. Ustun, N. Reissland, J. Covey, B. Schaal, J. Blissett, « Flavor Sensing in Utero and Emerging Discriminative Behaviors in the Human Fetus », Psychological Science, 2022, https://doi.org/10.1177/09567976221105460.