Sacraliser l’organe
L’utérus est au croisement de plusieurs approches et centres d’intérêt : il est un organe qui suscite beaucoup de fantasmes, dont témoignent aussi bien les pratiques religieuses que la littérature ou le cinéma. Tous concourent cependant, sous des formes et avec des degrés différents, mais néanmoins avec une certaine permanence dans le temps et l’espace, à la sacralisation de l’organe.
Honorer la maternité, sacraliser l’organe
Dès l’Antiquité, des objets sont déposés dans les tombes ou offerts dans des sanctuaires pour valoriser la maternité, sacraliser un organe spécifique et honorer des divinités. Ainsi plusieurs statuettes de femmes en terre cuite ont été découvertes dans le monde grec. Sur deux d’entre elles (fig.1), originaires de Myrina en Turquie et datées du IIe-Ier siècle av. J.-C., la cavité à la place du ventre est fermée par un petit couvercle amovible qui cache un fœtus aux formes potelées et irréelles. Malgré les débats sur l’identification de ces figures (femmes enceintes placées sous protection divine, jouets éducatifs pour fillettes ou représentations de divinités, comme Aphrodite déesse de la sexualité ou les Ilythies qui président aux accouchements), c’est avant tout une célébration du corps féminin « accompli » qui est mise en avant. Un seul organe est spécifiquement représenté par l’artisan : l’utérus est rempli et protégé par son couvercle. Ces statuettes antiques, nommées par V. Dasen « femmes à tiroir », disent bien la destination de l’organe et de la femme : la mise au monde d’enfants, nombreux et en bonne santé.
La célébration du féminin par l’organe rempli et fièrement exhibé apparaît hors des polythéismes antiques. Ainsi, au Moyen Âge, des statues de Marie enceinte célèbrent la maternité virginale, tout en offrant protection à celles qui viennent la prier et la célébrer (fig.2). Elles portent généralement à hauteur d’abdomen une cavité remplie d’un enfant Jésus, plus proche du bébé potelé que du fœtus. Ces statues, témoignages d’une forte dévotion populaire, sont nombreuses aux XIVe-XVe siècles, en particulier en terres germaniques. Elles rappellent les nombreuses peintures de Visitation ou d’Annonciation où Marie est également enceinte, l’enfant Jésus visible comme par transparence. Dans des figurations ultérieures, l’enfant continue parfois à être représenté, mais désormais au niveau du cœur, l’utérus étant alors considéré comme l’organe d’une grossesse trop humaine. Seul l’enfantement demeure célébré, annonce certaine d’un précieux contenu.
Cette vision chrétienne du corps féminin et d’un organe sacré est parfois réutilisée à des fins politiques. Félix Pyat, ancien député à la Constituante de 1848, journaliste et dramaturge en exil pour son opposition à Louis-Napoléon Bonaparte puis à l’Empire, publie ainsi à Londres en février 1856 une Lettre à Marianne (fig. 3) qui parodie le Je vous salue Marie, pour mieux attaquer l’Église et son soutien à l’Empire. Marianne, associée à la Liberté depuis la Révolution, est ici la République et la mère de la République, la Vierge et la Mère, la Reine et la Déesse. Le terme d’utérus est remplacé, classiquement, par celui d'entrailles. La rhétorique catholique de l’adoration est subvertie pour être mise au service d’un projet politique démocratique, la sacralisation passe par le pouvoir (pro)créateur et protecteur de Marianne. Les « entrailles » sont (ré)génératrices et fantasmées ; l’utérus sacralisé est un organe public car républicain.
Sacralisation et productions culturelles
La sacralisation dépasse donc le christianisme et se retrouve dans des traditions profanes, comme celle explorée par Marc Chagall dans son tableau La femme enceinte daté de 1913 (Stedelijk Museum, Amsterdam) où une immense femme occupe le centre de la toile devant un paysage allégorique et villageois. Sa main gauche guide le regard du spectateur vers son utérus surdimensionné, au centre de la toile et de la jupe fleurie de la femme, abritant un adulte en miniature célébrant la vie à venir.
Plus récemment, dans son roman La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale) paru en 1985, Margaret Atwood fait de l’utérus le lieu de toutes les rencontres et de tous les fantasmes. Dans la « République » de Gilead où la stérilité s’est abattue, les rares femmes fertiles ont été transformées en ventres productifs au service des familles infécondes de l’élite ; leur habit rouge, si reconnaissable par sa couleur qui renvoie au sang féminin, fait d’elles des « servantes écarlates ». Dans ce nouveau monde, les enfants doivent naître de viols ritualisés au sein de la maisonnée, la servante disparaissant dans le grand lit conjugal, entre le corps du père biologique et celui de la mère sociale. Elle est réduite à un organe à remplir. June (renommée Defred), jouée dans la série télévisée par Elisabeth Moss, est au service des Waterford. En quelques phrases (fig.4), elle résume le destin du corps disparu des servantes. En effet, il ne reste d’elles que l’essentiel, l’organe précieux, au service de la collectivité. Dépourvues d’identité propre, privées de leur intimité et de tout droit sur leur corps, les servantes sont réduites à un utérus, pièce autonome et détachée, collectivisée et sacralisée par le régime de Gilead et son élite sociale.
Sacralisation et marchandisation
Cette sanctification de l’organe s’accompagne souvent d’une volonté de protection de son contenu. Au XXIe siècle, fantasme et sacralisation passent également par la marchandisation. Sous couvert de protection ou de retour à la nature, un véritable marché s’est développé depuis la fin du XXe siècle. L’exemple des bolas est ainsi révélateur. Entre objets-tendance et amulettes prophylactiques, ces bijoux réinvestissent une symbolique ancienne : de petites sphères métalliques creuses avec, à l’intérieur, une petite bille ou un grelot, image de l’utérus et de son contenu (fig. 5). Pendant la grossesse, le pendentif doit être porté au bout d’un cordon ou d’une chaînette à hauteur d’utérus, il est censé produire des bruits et des vibrations à destination du fœtus, pour le tranquilliser et le protéger, mais aussi exposer et renforcer la fierté associée au bon remplissage d’un organe. À en croire les publicités, ces bolas seraient devenues un objet apotropaïque* incontournable pour toute grossesse réussie. Les ventes sont généralement accompagnées de discours magico-spirituels, parfois sous forme d’un petit livret, revendiquant presque toujours une origine ancestrale et lointaine (Mexique, Bali, Indonésie…), preuve d’efficacité. De la protection au marketing, il n’y a qu’un pas.
Ainsi, au début du XXIe siècle, un mouvement est né autour de l’artiste et autrice Miranda Gray, qui propose à chaque nouvelle lune de connecter les femmes entre elles par le biais de leur utérus pour (ré)investir leur « nature » et leur « féminité ». Accompagnées de Moon mothers, celles qui sont intéressées sont invitées à se connecter de « femme à femme » et « d’utérus à utérus », expressions que l’on trouve sur de très nombreux sites en ligne accompagnant ces bénédictions mondiales. L’organe relierait le féminin à un ordre cosmique ancestral. Si l’accès aux séances cycliques est gratuit, ne demandant généralement qu’une simple inscription, les livres qui vantent ces techniques sont payants, comme le soutien des coachs utérins dont les publicités fleurissent sur internet.
Bibliographie :
V. Dasen, « Femmes à tiroir », in V. Dasen (dir.), Naissance et petite enfance dans l’Antiquité, Fribourg-Göttingen, Vandenhoeck-Ruprecht, 2004, p. 127-144.
E. Berthiaud (éd.), Enceinte. Une histoire de la grossesse, entre arts et réalité, Paris, Éditions de la Martinière, 2013.
F. Bujor, « L’utérus dans le récit contemporain : Entre “expropriation” et “dénaturalisation” ? (1985-2018) », in M. Guyvarc’h, V. Mehl (dir.), Utérus. De l’organe aux discours, Rennes, PUR, 2022, p. 215-225.
J. Burgart Goutal, Être écoféministe. Théories et pratiques, Paris, Éditions L’échappée, 2020.