Arts et sciences : Illustratrices

Auteur : Hadrien Viraben

L’illustration scientifique représente au xixe siècle l’une des voies qui permettent aux femmes de contribuer à la construction des savoirs. Ces illustratrices, qui tirent une rémunération de leur collaboration avec le monde scientifique, constituent des figures intermédiaires entre les savants professionnels et amateurs. Elles collaborent avec des institutions, ou œuvrent auprès de particuliers, reconnus ou non. Alors même que de nombreux obstacles se dressent dans leur carrière artistique, telle leur exclusion de l’École des beaux-arts de Paris jusqu’en 1897, les femmes trouvent parfois des débouchés à leur talent dans le milieu savant, où leur visibilité reste cependant toute relative.

 

Adèle Riché, la fleur comme sujet « essentiellement » féminin

Spécialité dont les honneurs sont majoritairement accaparés par des hommes jusqu’au Premier Empire, la peinture de fleurs connaît à partir de la Restauration une certaine vogue et une popularisation, qui correspondent aussi à sa féminisation. En 1831, au Salon, principale exposition consacrée à l’art contemporain, la part des femmes « floristes » supplante désormais celle des hommes. La même année, Adèle Riché (1791-1887) obtient une médaille d’or pour un tableau de Fleurs et fruits, signe que ce genre artistique devient l’espace d’une possible carrière. Initiée à la botanique par son père, Premier jardinier du Jardin des Plantes, Riché acquiert son savoir-faire auprès des trois maîtres de la peinture de fleurs à cette période : Gérard van Spaendonck, premier titulaire de la chaire d’« iconographie naturelle » au Muséum d’histoire naturelle, son successeur Jean-François van Dael, et Pierre-Joseph Redouté, dont les cours au Muséum attirent une large audience.

Figure 1 : Philippe Jacques van Brée, Vue de l’atelier de Ian Franz van Dael à la Sorbonne, 1816. Huile sur toile. 124,5 x 155,3 cm. Worcester, Worcester Art Museum.

Une vue de l’atelier de Van Dael (fig. 1) témoigne de la part majoritaire des femmes parmi ses élèves, à une époque où la peinture de fleurs est enseignée tant comme un « art d’agrément » que comme une potentielle source de revenus, socialement acceptable. Exposé au Salon de 1817, le tableau illustre, de droite à gauche, les différentes étapes de la mise en œuvre du tableau, depuis le dessin sous-jacent jusqu’aux dernières retouches. L’espace de travail, exclusivement féminin, est placé sous la surveillance de leur maître, représenté dans un médaillon, au-dessus de ce qui pourrait être une de ses propres compositions. Comme de tradition, la vue d’atelier regorge d’objets servant de modèles aux élèves, pour leurs exercices de dessin ou pour la réalisation de toiles. Outre l’exemple de leur maître et ceux de l’Antiquité, il s’agit aussi ici de collections d’insectes accrochées aux murs et d’ensembles floraux, telle la corbeille disposée sur une table au premier plan, prête à être copiée.

Figure 2 : Adèle Riché, Fleurs, raisins blancs et noirs, 1831. Huile sur toile. 90 x 75 cm. Tours, musée des Beaux-Arts © Musée des Beaux-Arts de Tours, cliché D. Couineau.

L’œuvre d’Adèle Riché (fig. 2) témoigne d’une filiation artistique avec les œuvres de son maître. À sa signature, elle ajoute d’ailleurs la mention « élève de van Dael ». La composition s’inscrit explicitement dans la tradition des natures mortes flamandes et hollandaises, par la richesse luxuriante des coloris, mis en valeur par l’entablement en marbre. Le rendu extrêmement soigné des détails et des textures révèle tant la dextérité de sa main, que l’attention et la précision de son regard, exercées à l’atelier mais aussi à travers sa formation personnelle à la botanique.

Figure 3 : Adèle Riché, Phyllocactus guyanensis, 1850. Vélin. 46,0 x 33,0 cm. Paris, Muséum national d’histoire naturelle.

Le monopole progressif octroyé aux femmes sur la peinture de fleurs reflète dans les faits sa dépréciation constante en tant que genre dit « mineur », là où le « grand genre », la peinture d’histoire, requiert une formation au nu académique, où la présence d’artistes femmes est jugée immorale. L’activité de peintre de fleurs se voit par ailleurs honorée au nom de stéréotypes fortement genrés : patience, minutie, sensibilité à la nature, modestie, etc. Si sa vogue s’appuie principalement sur l’essor de la demande industrielle et décorative, et semble s’éloigner de ses attaches scientifiques, force est de constater qu’elle ouvre les portes du Muséum à plusieurs femmes appelées à collaborer à des ouvrages d’illustration botanique. Riché est l’une d’entre elles : assistante de Redouté pour ses cours, elle signe aussi plusieurs aquarelles qui enrichissent la collection des vélins du Muséum (fig. 3).

Figure 4 : Aimée Eugénie Delville-Cordier, Agaric oronge, Agaricus cæsareus, et Satyre impudique, Phallus impudicus, dans François-Simon Cordier, Les champignons : histoire, description, culture, usages des espèces comestibles, vénéneuses, suspectes employées dans les arts, l’industrie, l’économie domestique, la médecine, Paris, J. Rothschild, 1876, planches 1 et 49. Paris, Institut national de la recherche agronomique.

Aimée Eugénie Delville-Cordier, illustratrice de champignons

Non loin de la peinture de fleurs, c’est dans l’illustration de champignons que se signale Aimée Eugénie Delville-Cordier (1822-1899). Née à Paris de père inconnu, elle est présentée à la mairie par François-Simon Cordier, qui l’adopte en 1852, peu après qu’elle a été reconnue par sa mère Marie Madeleine Delville, ouvrière en gants. Au même moment, elle débute au Salon et obtient une petite notoriété comme peintre miniaturiste, un domaine là encore réputé plus adapté aux talents féminins que la grande peinture, et dans lequel Deville-Cordier exécute principalement des portraits, et plus occasionnellement des copies de tableaux de maîtres. En parallèle, elle collabore aux travaux de son père adoptif qui, outre son titre de docteur de médecine, est également membre de plusieurs sociétés savantes et « amateur de champignons ». En 1870, Cordier signe ainsi une monumentale description des Champignons de la France, illustrée par 60 gravures en couleurs ou chromolithographies, « dessinées d’après nature » par Delville-Cordier (fig. 4).

Figure 5 : Nicolas-Henri Jacob (dessinateur), Aumont (imprimeur), Élisa Mantois (coloriste), Nerf grand sympathique, dans Jean-Marc Bourgery et Nicolas-Henri Jacob, Traité complet de l’anatomie de l’homme comprenant la médecine opératoire, Paris, Delaunay, 1844, volume 3, atlas, planche 100. Heidelberg, Univesitätsbibliothek.

Élisa Mantois, le coloriage anatomique

Le parcours d’Élisa Mantois raconte une autre histoire. En 1850, elle est à la tête d’un atelier d’ouvrières spécialisées dans le coloriage de gravures à la main, et rédige plusieurs articles sur le sujet dans les Annales de l’imprimerie. Sous sa direction, l’atelier travaille en particulier à la mise en couleurs des planches lithographiées du premier atlas d’anatomie moderne, le Traité complet de l’anatomie de l’homme du médecin anatomiste Jean-Marc Bourgery, publié de 1831 à 1854, puis à nouveau entre 1866 et 1871. Si Bourgery loue dans sa préface l’expertise artistique de son collaborateur direct, le peintre lithographe Nicolas-Henri Jacob, il omet de mentionner la participation de Mantois, qui obtient néanmoins plusieurs récompenses pour son travail considéré comme une activité industrielle, plutôt qu’artistique. De fait, l’illustration de l’ouvrage met en branle une série de coopérations, depuis le préparateur Ludovic Hirschfeld, en passant par le dessinateur Jacob, l’imprimerie Aumont, jusqu’à l’atelier de Mantois pour le coloriage (fig. 5). Seuls les noms des trois premiers apparaissent cependant autour des planches. Formée elle-même par une femme coloriste, le cas de Mantois témoigne de la spécialisation féminine d’une activité artisanale, le coloriage, largement pratiquée par des femmes tout au long du xixe siècle, et même encore au xxe siècle, dans la mesure où celle-ci, quoique peu considérée du point de vue artistique, reste économiquement plus avantageuse que le recours à des techniques entièrement mécaniques.

 

Figure 6 : Maurice Faure, Reconstitution de « l’Homo Mousteriensis ou Neanderthalensis », Paris, s.n., 1923.

Yvonne Parvillée, la sculpture préhistorique

Du dessin à la couleur, de la nature morte à l’anatomie, nombreuses sont ainsi les femmes, parfois identifiées, mais souvent anonymes, à participer aux côtés de savants plus ou moins reconnus à l’histoire de l’imagerie scientifique, en deux dimensions, et même en trois dimensions. Entre 1926 et 1928, au Salon des médecins de Paris, qui rassemble chaque année les œuvres de professionnels de santé pratiquant l’art en amateur, le docteur Maurice Faure expose une série de reconstitutions préhistoriques cosignées par la sculptrice Yvonne Parvillée (1895-1984) : des statues et des bustes représentant l’homme de Néandertal, mais également des scènes montrant La Conquête de l’abri à l’époque moustérienne, L’Éveil de l’intelligence ou le Retour de la chasse (fig. 6 et 7).

Figure 7 : Agence générale (éditeur), L’Homme du moustier – Musée des Eyzies (Dordogne), reconstitué par le Dr M. Faure et Melle Y. Parvillée, sans date. Carte postale. 9 x 14 cm. Collection particulière.

Figure 8 : Maurice Faure, « La préhistoire et les origines de l’humanité dans l’Europe occidentale », Gazette des hôpitaux civils et militaires, 06/06/1911, no 64, p. 988-989.

 

Paradoxalement, le talent de Parvillée en tant qu’artiste professionnelle est reconnu, dès l’année suivante, au Salon de 1929, pour une Sainte Thérèse, qui la conduit, à la suite de sa conversion au catholicisme, à rejoindre le milieu très actif des artistes chrétiens de l’entre-deux-guerres. L’orientation de sa production artistique vers un style synthétique et épuré, à même de transcrire un idéal religieux, tranche dès lors avec le naturalisme de ses sculptures scientifiques. Pour ces dernières, elle œuvre bien plutôt à transcrire le plus fidèlement possible les observations et interprétations anatomiques de Maurice Faure (fig. 8). En amont de son inclination personnelle vers la sculpture religieuse, Parvillée apporte ainsi son savoir-faire dans le modelage pour appuyer, par le spectacle des trois dimensions, les travaux que Faure mène depuis 1910 sur l’homme de Néandertal à partir d’ossements, travaux dans lesquels il réinvestit, en amateur, son expertise médicale au service d’une autre science, l’archéologie préhistorique.