9- Transmission et réinterprétations de l’anatomie interne du clitoris au XXe siècle
Autrice : Odile Fillod
Au cours du XXe siècle, hormis dans des livres de vulgarisation de l’anatomie, des éléments iconographiques concernant l’anatomie interne du clitoris sont parfois diffusés en dehors de la sphère scientifique ou médicale via des ouvrages sur la sexualité ou des productions liées au mouvement féministe. Cette transmission de savoirs anatomiques, qui s’accompagne de transformations et réinterprétations liées au contexte de leur mobilisation, donne notamment lieu à la production de nouvelles visions de l’homologie entre les organes génitaux féminins et masculins. Dans les manuels scolaires en revanche, la représentation de l’anatomie interne est pour le moins lacunaire.
Ouvrages sur la sexualité
En France, le vulgarisateur tout terrain Louis Baudry de Saunier publie Education sexuelle en 1930 (réédité en 1935 et 1947), où il entend traiter des organes « dont le fonctionnement normal a le but le plus noble qui soit, le don de la vie ». Il contient un dessin « du clitoris et des organes qu’il commande » donnant faussement l’impression que les glandes vestibulaires majeures sont les homologues de la prostate et les bulbes ceux des corps caverneux du pénis (fig. 1). De fait, le dessin confond les bulbes, légendés « colonnes de la vulve », avec les deux saillies longitudinales de la paroi du vagin appelées colonnes du vagin, dont l’engorgement « érectif » permet selon Baudry d’enserrer le pénis. Quant au « bouton allongé » qu’est le clitoris, « la turgescence le fait se courber vers le bas, dans la direction du vestibule et détermine ainsi aux temps voulus le resserrement des muscles qui enveloppent le vagin ».
Aux Etats-Unis, avec son livre Human sex anatomy publié en 1933 (seconde édition en 1949), le gynécologue Robert Latou Dickinson veut « offrir, à la place de la bouillie prolixe d'une grande partie de l'enseignement sexuel, les énoncés simples qu'appelle toute instruction saine ». Il y reproduit ou imite plusieurs dessins montrant l’anatomie interne du clitoris issus d’ouvrages d’anatomie des XIXe et XXe siècles (de Rauber & Kopsch, Holl, Kobelt, Testut & Jacob, Savage et Hirschfeld & Léveillé), mais pas seulement : parmi ses nombreuses illustrations de « l’anatomie du coït » (voir notice 8) figure un dessin inédit du clitoris avec les bulbes compressés par un pénis dans le vagin, imaginé sur la base desdits ouvrages (fig. 2).
Un Dictionnaire de sexologie est publié en France en 1962 par Joseph-Marie Lo Duca, écrivain et critique de cinéma féru d’érotisme. Il s’inscrit dans la lignée des discours savants sur la sexualité de la première moitié du XXe siècle, dominés par la psychanalyse, ce que le chirurgien-urologue Gérard Zwang déplore ainsi que le manque de représentations correctes de l’anatomie de la vulve. Il prend contact avec l’éditeur. Enrichi d’un supplément dont Zwang rédige de nombreuses entrées, le livre devient en 1972 le Nouveau dictionnaire de sexologie.
Une version revisitée des vues classiques (face et profil) du clitoris et des bulbes in situ illustre l’entrée sur le clitoris (fig. 3). Contrairement au dessin de Rauber & Kopsch (voir notice 5), reproduit par Dickinson et que Zwang juge erroné car laissant penser que le clitoris pend sous la symphyse de sorte qu’on pourrait le faire entrer dans le vagin, il montre qu’il est maintenu plaqué devant elle, quitte à donner au ligament suspenseur une forme fantaisiste. Selon Zwang, l’érection du clitoris ne modifie pas la direction de son corps : elle augmente juste sa dureté et son volume, ce qui le rend plus saillant et plus facile à repérer. Sa figuration des bulbes (« bulbes du vagin » dans le texte), largement écartés l’un de l’autre mais reliés par un plexus intermédiaire, est également originale. Selon lui, leur érection ne fait pas que rétrécir l’entrée du vagin : elle met aussi ses 2 ou 3 cm initiaux en forme d’entonnoir, exposant à l’air leur muqueuse.
Réappropriations féminines et féministes
Les principales attaques de la théorie psychanalytique de l’orgasme vaginal vs clitoridien viennent des Etats-Unis, où elles alimentent aussi la production de visions féminines et féministes alternatives de l’anatomie génitale. Des recherches empiriques sans précédent amènent d’abord Alfred Kinsey à soutenir que la stimulation reçue par les femmes durant le coït s’exerce essentiellement sur la vulve (1948) et que l’orgasme vaginal est une impossibilité biologique (1953), puis William Masters et Virginia Johnson à affirmer que le clitoris est le centre de la sensibilité sexuelle, jouant le rôle de récepteur et transformateur des stimuli (1966). Dès 1966, la psychiatre Mary Jane Sherfey expose dans le Journal of the American Psychoanalytic Association une théorie sur la sexualité féminine qui combine leurs apports avec ceux de l’anatomie et de la biologie, embryologie et primatologie comprises. Son exposé devient un livre en 1972 (trad. française en 1976).
Selon elle, la hampe et le gland du clitoris n’ont qu’une fonction érogène : les responsables de l’orgasme sont des « structures clitoridiennes cryptiques » que l’excitation fait doubler ou tripler de volume, contrairement à la hampe et au gland qui ne gonflent pas ou très peu. Ces structures sont principalement les bulbes et leur commissure ainsi que des plexus veineux situés autour du vagin. Trois des illustrations montrent le clitoris et les bulbes en mettant particulièrement en avant ces éléments (fig. 4) : une imitation du dessin de Dickinson dans lequel la pars intermedia est appelée « corps spongieux » et assimilée à la commissure des bulbes ; une vue de profil dans laquelle le clitoris est coupé « pour montrer le bulbe », et dont la légende souligne la (grande) taille du plexus vaginal ; la superposition des « structures sexuelles » féminines et masculines (deux dessins imités du Cunningham’s test-book of anatomy) dont la légende souligne d’une part l’origine commune des bulbes féminins et du bulbe masculin, d’autre part que le pelvis féminin est plus large, laissant « plus de place pour l’expansion des structures cryptiques ».
En 1976, la chercheuse féministe Shere Hite publie le Rapport Hite, dans lequel elle rend compte des réponses reçues à un questionnaire sur la sexualité qu’elle a diffusé aux femmes étasuniennes via la presse féminine et les réseaux féministes. Si elle s’appuie sur Masters & Johnson pour affirmer que l’orgasme féminin est toujours causé par la stimulation directe ou indirecte du clitoris, pour ce qui est de l’anatomie c’est le livre de Sherfey qui selon elle constitue la meilleure référence disponible. Dans un chapitre visant à dissiper la confusion qui règne autour des notions d’ « orgasme clitoridien » et « orgasme vaginal », elle explique que l’ensemble formé par les bulbes et des plexus neurovasculaires entourant le vagin constituent les principaux tissus érectiles féminins, et que ce « système clitoridien » est l’homologue du pénis. Le chapitre est illustré par un dessin du clitoris avec les bulbes in situ imité de l’Atlas de Sobottta de 1948 (fig. 5).
Dans A new view of a woman’s body (1981), les militantes de la Federation of Feminist Women’s Health Center proposent une « nouvelle vision du clitoris ». Elles l’ont forgée en combinant l’auto-examen, méthode d’accès à la connaissance du corps féminin alors promue au sein du mouvement féministe occidental, avec les informations disponibles dans des ouvrages d’anatomie ainsi que chez Dickinson et Masters & Johnson. Elles créditent Sherfey pour avoir la première considéré le clitoris comme une structure ne se limitant pas au gland et à la hampe et poussent bien plus loin sa logique : les bulbes, les petites lèvres, la fourchette, l’orifice du vagin, l’hymen et le nerf pudendal avec toutes ses ramifications, appartiennent pour elles au clitoris. Les tissus érectiles du clitoris comprennent en outre deux structures qu’elles disent aisément localisables à la palpation, qu’elles baptisent « éponge urétrale » et « éponge périnéale ». La première est censée entourer l’urètre sur toute sa longueur et la seconde prolonger les bulbes de sorte que l’ensemble encercle complètement le vagin.
Elles innovent aussi en représentant la modification des structures clitoridiennes internes durant l’excitation sexuelle, en particulier dans deux fausses « coupes transversales » qui sont des vues de profil montrant leur substance par transparence (fig. 6). La hampe du clitoris y est montrée se redressant comme celle du pénis bien que cela ne s’observe qu’en cas d’hypertrophie pathologique de l’organe selon Masters et Johnson, qu’elle ne se redresse pas selon Sherfey et que cela semble rare selon Dickinson. Peut-être cette représentation a-t-elle été induite par le dessin trompeur de Dickinson (voir notice 8, fig.3).
Josephine Lowndes Sevely, qui s’est penchée sur la sexualité féminine dans le cadre de ses études de psychologie, développe dans Eve’s secret (1987) une vision originale de l’homologie entre les organes féminins et masculins, associée à une nouvelle nomenclature. Pour elle, l’homologue féminin du gland du pénis est la protrusion spongieuse qui entoure le méat urinaire, qu’elle renomme « gland ». L’extrémité du clitoris à laquelle ce nom est habituellement donné n’est pour elle qu’une « couronne » des corps caverneux, qu’elle propose d’appeler « couronne de Lowndes ». Elle propose aussi de renommer « clitoris masculin » l’ensemble formé par les corps caverneux masculins et leur « couronne », et d’appeler désormais « vagin » l’ensemble formé chez les femmes par le clitoris, les bulbes et le « corps spongieux » qui longe l’urètre. Le vagin ainsi redéfini est l’homologue du pénis formé par le clitoris masculin, le gland, le corps spongieux et le bulbe. Elle illustre cette conception par le fameux dessin de Sobotta, dont elle change la légende, ainsi que par des dessins originaux (fig. 7).
La sociologue Marcia Douglass et l’anthropologue Lisa Douglass combinent ces deux dernières sources dans Are we having fun yet? (1997), essai de déconstruction féministe de ce qui pèse sur l’épanouissement sexuel des femmes. Elles proposent de nommer « clivega » le complexe clitoridien incluant les structures connexes conçues comme tout autant impliquées dans le plaisir sexuel (fig. 8). Leurs dessins du clitoris apparaitront en France dans Tout le plaisir est pour moi (2004), une comédie d’Isabelle Broué centrée sur le clitoris.
Manuels scolaires
L’ « information sexuelle » devient obligatoire en France en 1973, mais elle est focalisée sur la reproduction et ne fait pas l’objet de manuels ad hoc. Seuls ceux de sciences naturelles comportent des éléments d’anatomie du clitoris. Hormis parfois dans une vue externe de la vulve indiquant son gland, le clitoris apparaît typiquement dans une coupe sagittale du bassin, qui est la présentation classique la plus synthétique de l’anatomie uro-génitale (fig. 9). Légendé ou non, il est ainsi réduit à un petit haricot flottant au sommet de la vulve, voire à une simple protubérance. Certains dessins sont plus trompeurs encore car insérés dans une vue en perspective (P), ce qui conforte l’idée qu’il n’est effectivement que cela. Les bulbes sont absents de l’iconographie comme du texte et le clitoris « entier » avec ses bulbes l’est a fortiori. Il le restera jusqu’en 2016, lorsque l’écho médiatique donné à la création en France d’un modèle stylisé de clitoris imprimable en 3D conduira à son apparition progressive dans plusieurs manuels scolaires français, puis d’autres pays.