La science comme émancipation : Amatrices et anarchistes
Auteurs : Volny Fages, Jérôme Lamy
La dynamique de professionnalisation des sciences enclenchée au xixe siècle, éloignant toujours plus la pratique du métier de scientifique de l’espace domestique, contribue à accentuer l’invisibilisation des femmes dans les sciences, au point de les maintenir dans des positions d'«amatrices obligées», institutionnellement empêchées. Mais du côté du monde des sciences amateurs, la place des femmes n’est pas non plus acquise et nombre d’entre elles doivent également y lutter pour affirmer la légitimité de leur parole savante. Certaines lutteront pour faire reconnaître l’égale qualité du travail scientifique des femmes, telle la Belge Céline Renooz (1840-1928), critique bien connue - et très tôt controversée - des thèses évolutionnistes de Charles Darwin, qui lance en 1888 l’éphémère Revue scientifique des femmes. D’autres s’empareront de la parole scientifique, en périphérie des institutions officielles, pour revendiquer des droits, pour contester la place qui leur est socialement assignée, ou bien pour reprendre le pouvoir sur leur propre corps. Elles articulent ainsi des pratiques savantes amatrices et des volontés, individuelles ou collectives, d’émancipation.
Par leurs idées et expérimentations égalitaires et antiautoritaires, ainsi que par le lien qui y est souvent établi entre accès à la connaissance et émancipation, les milieux anarchistes et libertaires seront particulièrement propices à l’expression et au partage de savoirs émancipateurs par les femmes.
Connaître et se réapproprier son corps
Parmi les pratiques savantes mises en œuvre par les femmes à des fins d’émancipation, les connaissances liées à leur propre corps, à la sexualité, à la contraception, à la grossesse, à l’accouchement ou à l’avortement occupent une place centrale. Qu’il s’agisse des matrones, femmes sans formation, aidant les mères à accoucher chez elles dans les villages au xixe siècle, de sorcières-rebouteuses ou d’avorteuses, les femmes développent des savoirs et des savoir-faire sur leur corps, le plus souvent en amatrices, c’est-à-dire hors des institutions médicales, voire contre elles.
Tout au début du xxe siècle, les femmes actives dans les groupes anarchistes individualistes revendiquent par exemple une connaissance de leur corps liée à leur expérience des grossesses, des avortements, de la contraception, expériences qu’aucun médecin homme ne pourra jamais avoir dans sa chair. En 1905, la militante féministe Lydie Martial (1861-1929), à propos de la connaissance des « actes qui déterminent la procréation et peuvent […] rendre mère », défend, dans l’hebdomadaire L’Anarchie, l’idée d’un « matronat » qui permettrait à des femmes expérimentées de « renseigner utilement la jeune fille et la jeune femme », en autonomie, hors de la « science officielle » (fig 1).
La science officielle et ses représentants ignorent la Femme comme la Femme s’ignore.
Pour révéler la Femme à elle-même, une démonstration scientifique donnée par l’Homme si compétent soit-il, est incomplète. D’une part, il n’est pas tout à fait désintéressé, peut-être ; d’autre part, il ne sait pas, il ne peut pas dire ce que, physiologiquement, il ne sent pas.
Et quand même l’homme saurait aussi, admettons-le. Où sont-ils, ceux qui savent et avec lesquels la Femme puisse se sentir en confiance pour elle-même ? Où sont-ils ceux qui s’associeront à toute la vie physique et psychique comme une femme, dans ces situations toujours tragiques que crée le drame sacré de la transmission de la Vie. [Lydie Martial, « À propos du “Matronat” », L’Anarchie, 30 novembre 1905].
Hors des institutions scientifiques, de nombreuses femmes se fabriquent ainsi des lieux de confiance, souvent sans la présence des hommes, pour partager des connaissances sur leur corps et gagner ainsi en liberté. Ce type d’espace de pratiques amateurs, féministes et émancipatrices, existe également plus tard au xxe siècle, par exemple dans les années 1970 au sein des groupes de self-help diffusant des savoirs sur la sexualité féminine et la contraception, et où certaines femmes pratiquent des auto-avortements, chez elles et dans une relation ambivalente avec les autorités médicales.
Louise Michel, savante aux côtés des hommes, en égale
Le cas de Louise Michel (1830-1905, fig. 2) montre une autre dimension des difficultés rencontrées par les femmes en matière de légitimation et de visibilité de leur travail savant. Figure publique connue pour son engagement politique dans la Commune de Paris, puis au sein des milieux anarchistes, de même que pour ses innovations pédagogiques, Louise Michel a poursuivi une activité savante tout au long de sa vie. Ses intérêts variés pour les savoirs se sont cristallisés lors de son exil politique en Nouvelle-Calédonie après la Commune. Elle s’est notamment consacrée à l’étude botanique et à l’enquête ethnographique auprès des Kanaks.
Louise Michel cultive des plantes sur le terrain attenant à son logement de fortune (fig. 3) ; elle y herborise en amatrice avertie. Dans une des rares lettres (datée d’avril 1874) qui subsistent de son séjour calédonien, Louise Michel écrit à Théodore Mauté de Fleurville – qu’elle a probablement rencontré en 1870 alors qu’il était, semble-t-il, délégué cantonal et inspecteur des écoles des enfants pauvres – pour lui présenter un spécimen de « coton avec sa fleur » dont elle surveille la maturation et qu’elle protège des intempéries et des insectes (fig. 4).
Toutefois, dans cette réclusion insulaire, la science de Louise Michel est contestée par d’autres prisonniers-amis, des hommes qui, certes, partagent son goût pour l’érudition, mais moquent sa pratique et délégitiment son savoir. L’un d’entre eux est Henri Bauër, le fils naturel d’Alexandre Dumas, dont la bibliothèque est conséquente, même en détention. Un autre est Joannes Caton qui, lui, herborise en expert. Et Louise Michel doit lutter contre leurs a priori, voire leur condescendance. Ainsi rapporte-t-elle, dans ses Mémoires, à propos de ses tentatives de vaccination de ses papayers : « Jugez donc, si j’avais parlé d’étendre la vaccine aux végétaux, ce que mes ultra universitaires m’auraient répondu ! »
Bien sûr, les relations que Louise Michel entretient avec ses co-exilés naturalistes ne se résument pas à ces défiances flirtant avec la misogynie. Toutefois, on mesure combien la légitimité savante est, pour Louise Michel, toujours à conquérir.
Contester l’ordre social, sortir des places assignées
Ces exemples témoignent de la force et de la permanence d’un système patriarcal privant les femmes de ressources dans leurs trajectoires de recherche. Inscrits dans l’ordre social, les mécanismes de contrôle et de minoration des femmes produisent des effets de découragement, de disqualification et de délégitimation. Toutefois, comme toutes les forces de domination, le patriarcat ne recouvre pas totalement les espaces de production et de reproduction des savoirs. Il existe des interstices qui autorisent des formes de réappropriation de connaissances (c’est le cas notamment des savoirs sur le corps féminin, la sexualité, la contraception, l’avortement) ou des modes d’autodidaxie têtue (comme Louise Michel herborisant envers et contre tous). La superposition de l’ordre patriarcal et des institutions légitimes de la science redouble les difficultés pour les amatrices d’atteindre, par les marges, une reconnaissance scientifique. Mais des failles dans cet ordre s’ouvrent parfois, des individus s’y engouffrent et permettent, par leurs pratiques, de déployer des formes inédites d’appréhension du monde et de connaissance des êtres et des choses.
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