« (Dé)couvrez cet utérus que je ne saurais voir »
Comment et pourquoi rendre visible l’invisible ? Telle est la question que pose l’utérus : caché aux regards comme tout organe interne, l’utérus jouit également de la particularité de n’être présent, donc potentiellement visible, que chez la moitié des specimens de l’espèce humaine. Puisque voir directement l’utérus requiert des techniques particulières, il s’agit d’interroger l’articulation entre celles-ci, les savoirs anatomiques qu’elles produisent et les représentations de l’organe.
Un organe caché, objet d’une pulsion scopique
Quoique (ou parce que) invisible au regard direct, l’utérus est l’objet d’une pulsion scopique*, dont témoigne la multiplication des instruments de son voir.
Le premier de ces instruments est le speculum. Si le nom n’apparaît qu’à la Renaissance, l’objet, lui, existe dès l’Antiquité : la présence d’écarteurs vaginaux à deux, trois ou quatre branches en bronze dont l’ouverture est commandée par un système à vis est attestée sous l’Empire romain (fog. 1). Ce speculum trivalve en bronze (23 cm de haut et 12 de profondeur) est pourvu d’une vis et de deux bras pour actionner l’ouverture des branches et écarter les parois vaginales. À l’aspect pratique s’ajoute une dimension esthétique : la vis se termine par un feuillage d’acanthe et les deux bras par des têtes de serpents.
L’outil continue d’apparaître sporadiquement dans l’équipement de médecins du XVIe au XVIIe siècle. En concevant, au début du XIXe siècle, un speculum de forme conique aux parois pleines et en étain, Récamier invente donc moins qu’il ne réinvente l’outil. Celui-ci connaît alors rapidement une série de modifications (fente du tube, par exemple), destinées notamment à agrandir le champ visuel et à mieux accéder au col de l’utérus. La diffusion croissante de l’instrument dans les grandes villes européennes, due entre autres à la surveillance accrue des prostituées, s’accompagne également de celle d’appareils supplémentaires, comme la lampe d’examen et le fauteuil gynécologique. Ce véritable « dispositif gynécologique », qui expose aux yeux de ceux qui en ont la maîtrise – essentiellement des hommes – l’intériorité des corps féminins, évolue finalement peu jusqu’à aujourd’hui. Cependant, depuis les années 1960 et la deuxième vague féministe, l’enseignement des pratiques d’auto-examen s’inscrit dans la perspective d’une réappropriation de cette curiosité pour l’organe et des techniques de son observation par les femmes elles-mêmes.
Avant l’apparition de l’imagerie médicale, le deuxième instrument du voir est la dissection. Apparue dans l’Antiquité grecque au début du IIIe siècle av. J.-C., la dissection humaine disparaît ensuite pour être de nouveau pratiquée, à partir du XIIIe siècle, d’abord en Italie. C’est cependant au premier XVIe siècle que la science anatomique connaît un véritable changement de paradigme : une anatomie moderne naît, fondée sur le regard direct qu’autorise la dissection des corps humains. Les anatomistes qui la pratiquent recourent alors aux livres imprimés et illustrés pour faire voir au public ce qui a jusqu’alors échappé à la science, et notamment l’appareil génital féminin. Jacopo Berengario da Carpi, médecin qui enseigne la chirurgie à Bologne, est ainsi le premier, en 1521, à publier un ouvrage donnant à voir des gravures de femmes exhibant au public leur anatomie. Dans la première d’entre elles (fig. 2), le dévoilement du personnage féminin, dont la posture rappelle la Vénus naissante de Botticelli, est une allégorie de la connaissance que l’ouvrage prétend lui-même produire : dans un geste d’auto-dissection par lequel elle donne à voir au lecteur son utérus – gravide –, la femme le constitue ainsi comme un objet d’un savoir anatomique totalement renouvelé.
Les connaissances anatomiques permises par ces techniques d’appréhension de l’organe influencent les représentations qui en sont faites.
Faire voir l’utérus : formes et fonctions des représentations « réalistes »
Les représentations « réalistes » évoluent selon les savoirs et les possibilités d’accès à l’organe. Jusqu’à la période contemporaine, leurs finalités sont cependant globalement identiques : permettre de bien remplir et de bien vider l’utérus, envisagé sous l’angle de sa fonction reproductive.
En 1758, Madame du Coudray, sage-femme de l’Hôtel-Dieu à Paris, publie ainsi un manuel sur les accouchements. Celui-ci s’accompagne d’une « machine » ou « fantôme », un mannequin de démonstration représentant à l’échelle un la partie basse d’un tronc féminin, accompagné de divers accessoires destinés à servir de support d’enseignement aux futures accoucheuses dans toute la France. Si les premières « machines » apparaissent au début du XVIIIe siècle en Suède, celle de Madame du Coudray demeure la plus célèbre. Parmi les accessoires montrant l’anatomie des femmes se retrouvent plusieurs représentations en tissu de l’utérus, figurant les différents stades de la grossesse. La dernière de ces pièces (fig. 3), dite « matrice à terme » mesure, pour cette raison, quarante centimètres. Pour représenter la membrane et faciliter le passage du fœtus lors de la démonstration, la pièce est doublée et les rubans en soie (initialement rose vif) permettent d’attacher l’utérus à l’intérieur du mannequin.
À la même époque, des cires anatomiques représentent également, parmi d’autres organes, l’utérus, notamment celles de l’Italien Felice Fontana, remarquées par Napoléon Bonaparte. Elles constituent autant d’objets d’enseignement alternatifs à la dissection de cadavres. À partir des années 1820 cependant, Louis Auzoux, diplômé de la faculté de médecine de Paris, se met à fabriquer des parties de corps puis des corps entiers (humains et animaux) en carton encollé puis moulé, démontables et remontables et, contrairement aux cires anatomiques, reproductibles en série. Ces pièces d’anatomie dite « clastique » sont destinées aux futurs médecins et chirurgiens (ou vétérinaires), puis progressivement diffusées à plus grande échelle (collèges, lycées). Si le premier écorché masculin date de 1830, il faut attendre 1858 pour voir créé son pendant féminin. Celui-ci est accompagné de quatorze fœtus à différents stades de la grossesse, tous rangés dans une « boîte », qui s’ouvre et se ferme : l’utérus. La figure 4 montre un utérus à quatre mois de grossesse. Il s’agit de représentations utérines dont le réalisme garantit la valeur didactique, mais, par leur qualité esthétique, les objets d’Auzoux, comme antérieurement les cires de Fontana, attirent très rapidement le regard des artistes contemporains ; ils acquièrent, au cours du XXe siècle, le statut d’objets d’art recherchés par les collectionneurs.
À ces représentations dont le réalisme s’explique par leur visée avant tout pratique et pédagogique s’opposent nombre d’autres où la référence à l’organe est indirecte ou oblique.
Faire voir sans montrer : des représentations obliques de l’utérus
Dans la lignée des textes qui, comme le Timée de Platon, dotent l’organe d’une vie propre en le comparant à un animal, l’utérus est assimilé par les Grecs anciens à divers animaux. Comme en témoigne la figure 5, amulette gynécologique destinée à protéger les grossesses, le poulpe occupe parmi ceux-ci une place de choix (voir la notice « Un monde en soi »).
Une telle métaphore s’explique par les difficultés d’accès à l’organe et un savoir anatomique par conséquent très restreint, sur lequel prospère la pensée analogique. Qu’elles se fondent sur des comparants animaux (poulpe, grenouille ou hérisson), végétaux (grenade ou poire) ou artéfactuels (vase, calice, four ou tiroir), ces représentations métaphoriques de l’utérus peuvent servir une stratégie discursive de dévalorisation comme de valorisation de l’organe et des êtres qui le portent. Elles s’inscrivent dans le temps long et perdurent pour nombre d’entre elles jusqu’à la période contemporaine. Ce recours à l’image est dès lors de moins en moins imputable à une faiblesse du savoir anatomique. Il paraît bien exprimer une réticence persistante à dire ou représenter l’utérus sans passer par la figure.
C’est d’une autre forme de représentation oblique de l’utérus que pourrait témoigner l’œuvre de Michel-Ange, La création d’Adam (fig. 6). La célèbre fresque de cet artiste particulièrement versé en anatomie a de fait été l’objet de multiples d’interprétation, dont plusieurs anatomiques. Certains critiques ont proposé de voir dans le manteau de Dieu un cerveau, mais dès 1955, Adrian Stokes évoque, pour cette pièce, un « manteau utérin » ; l’hypothèse est reprise et développée en 2006 par les scientifiques italiens Andrea L. Tranquilli, Antonio Luccarini et Monica Emanuelli, selon lesquels le manteau divin est un utérus humain et la scène celle d’une véritable naissance. Si le plafond de la Chapelle Sixtine dissimule possiblement une matrice géante, ces interprétations disent surtout la prégnance des représentations de l’utérus comme organe caché que le regard humain a pour tâche de littéralement dé-couvrir.
Un tel exemple incite alors à interroger les conditions d’esthétisation de l’organe : comment l’utérus devient-il, à l’époque contemporaine, objet d’une représentation proprement artistique ?
Quelle esthétisation de l’organe ?
Deux tendances opposées se dessinent. La première est celle d’une réappropriation de l’organe par les artistes féministes, dont est exemplaire l’installation de Faith Wilding surnommée « Womb Room » (« La chambre de l’utérus ») (fig. 7) initialement présentée en 1972 à Hollywood.
Dans une petite chambre entourée de murs noirs est suspendue une pièce en crochet ressemblant à une toile d’araignée et dont les entrelacs forment une hutte. L’utérus n’est ainsi pas seulement rendu visible, mais sensible : les spectateurs peuvent y entrer et s’asseoir au milieu, pour éprouver des sensations contradictoires, sérénité, sécurité ou impression d’emprisonnement et de danger. Avec d’autres (on pense aux œuvres de Niki de Saint-Phalle), cette installation, qui réinvestit des images devenues banales de l’utérus (cavité, maison, fil ou tissage) sans réduire l’organe à sa seule fonction reproductive, est une manière pour les artistes de se ressaisir d’un organe dont elles ont désormais la maîtrise, en tant que femmes et en tant que créatrices.
À ce premier type d’esthétisation résolument féministe s’oppose une deuxième tendance, celle dont sont emblématiques par exemple les quatorze sculptures géantes d’utérus pleins, de Damien Hirst, installées devant une maternité de Doha au Qatar depuis 2013. Dans cet ensemble intitulé Le voyage miraculeux, chaque statue en bronze représente un stade de la grossesse – comme 150 ans auparavant les quatorze fœtus en boîte d’Auzoux –, dans une esthétique somme toute réaliste, n’était la taille de la sculpture. L’ensemble constitue ce que Bénédicte Percheron nomme un « nouveau cabinet de curiosités », où la manière d’exposer l’organe à la vue du public reprend les codes des cabinets de l’époque moderne, la prétention à faire œuvre de « science » en moins.
Bibliographie
H. Cazes, « Le corps des livres (I) : une allégorie de l’anatomie féminine (Jacopo Berenagario da Carpi, Commentarii… 1521) », disponible sur https://histoirelivre.hypotheses.org/4347#identifier_5_4347
C. Husquin, « Speculum », in L. Bodiou, V. Mehl (dir.), Dictionnaire du corps dans l’Antiquité, Rennes, PUR, 2019, p. 589.
B. Percheron, « Nouveaux cabinets de curiosités : de l’anatomie clastique d’Auzoux à la décoration contemporaine », Études normandes, 2013, 2, p. 43-52.
C. Renner, « À propos du speculum d’étain de Récamier », Histoire des sciences médicales, XL, 4, 2006, p. 345-350.
A. L. Tranquilli, A. Luccarini, M. Emanuelli, « The Creation of Adam and God-placenta », The Journal of Maternal-Fetal and Neonatal Medicine, February 2007, p. 83-87, disponible sur <https://doi.org/10.1080/14767050601135196>
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